2011: Silk road trip: journal de bord

Chine
Shanghai, Chine, le 22 Mars.
A 10 jours du départ je suis paré, le calendrier de mes 4 mois et demi de trip est fixé, les visas sont dans la poche, mon matos est prêt, certains potes vont venir me retrouver sur ma route, en Chine ou dans d'autres pays. Me reste encore à plier deux ou trois dossiers chinois, après 8 ans dans cette ville de dingue.
Le samedi 2 Avril je quitterai ma seconde patrie, le cœur serré lorsque j'embrasserai Hui Hui que je verrai moins durant quelques mois. La Chine m'a beaucoup apporté, ce pays m'a mis sur une orbite que jamais je n'aurais imaginée il y a 8 ans. Ne me reste plus qu'à tenter sa traversée en vélo pour ces deux prochains mois. Mon calendrier est court...nous verrons bien!
Shanghai, Chine, le 1er Avril.
Depuis 3 jours je reçois cadeaux en tout genre de mes collègues chinois de Clasquin, des conseils avisés pour me persuader d'être prudent, un ami chinois s'est même épuisé durant tout un déjeuner pour me dissuader de partir! Me racontant toutes sortes d'histoires dangereuses sur le Xinjiang, la grande province de l'Ouest, engoncée entre les Stans, la Mongolie et le Tibet...tout en admettant n'y être lui-même jamais allé!
Hui Hui a dû partir ce matin en business trip pour Pékin, nous nous reverrons d'ici 15 jours, à Xian. J'ai envoyé mes dernières chemises et paires de chaussures chez mes parents ce matin par la Poste Chinoise...depuis j'arbore ma combinaison de voyage: pantalon de trekking, polaire Qechua, faux caleçon Dolce&Gabbana à 18 CNY et tee-shirt de trekking à manches longues. Je me sens léger comme une plume...dans ma tête et physiquement, malgré une queue de crève qui me rappelle à l'ordre de temps à autre.
Départ prévu demain matin à 8 heures et 30 minutes, avec Benjamin, un frenchy de Shanghai qui a décidé, il y a 4 jours, de me suivre une dizaine de jours.
Suzhou, Province du Jiangsu, Chine, le 2 Avril.
C'est parti! Suzhou, première soirée en dehors de Shanghai, 100 bornes au compteur, étirements, une bonne douche...première journée très sympa, chargée en émotions au moment du départ. Brice et Julien nous ont suivis sur les 15 premiers kilomètres avec leurs vélos déglingués, puis, arrivés sur un médiocre pont en béton jaune nous avons décidé que le point de séparation se tiendra là. Brice, comme à son habitude, a ouvert une bouteille de champagne que nous avons sifflé en 7 minutes...pour se quitter un peu ivre. J'ai levé la main longtemps jusqu'à ne plus les voir derrière nous...ces deux enfoirés vont me manquer.
Nan Jing, Province du Jiangsu, Chine, le 4 Avril.
320 kms en 3 jours, nous tenons le bon bout! Les genoux sifflent, les mollets se tendent sur les faux-plats mais que c'est bon de retrouver le goût du large, même si pour l'instant, il reste franchement industriel et pollué. Nous ne sommes qu'à 300 kms de Shanghai et déjà le paysan chinois nous reçoit sur ses terres tels des extra-terrestres. Une fois ses yeux écarquillés apaisés nous lui parlons notre mandarin...il commence dans son patois...puis s'essaie à son mandarin. La discussion ne dure que 5 minutes...trop d'incompréhension. Alors, il contemple nos montures, tourne autour, nous demande où nous allons, pour l'instant je n'annonce que Wulumuqi, la grande ville du Xinjiang, à 5.000 kms de là, plein Ouest. Si j'évoquais la France, il ne comprendrait pas.
"En Avril, ne te découvre pas d'un gant"...hier matin j'ai pris une belle onglée. Mes mitaines b-twin de chez Décathlon on fait peau de chagrin, face aux 8 degrés sous pluie qui avec la vitesse me congelait les menottes. Merci Marine Dolfuss dont j'ai suivi les nombreux conseils, notamment celui de prendre une paire de gants d'hiver même si j'enquille les kilomètres au printemps!
Globalement les chinois sont à mes yeux devenus nettement plus prudents sur la route, les camions prennent leur précautions pour nous doubler, les passagers des voitures baissent leur vitres pour nous saluer d'un "Hallo!" et c'est avec des dizaines de deux roues électriques de toute sorte que nous parcourons les vallons de ces provinces du Jiangsu et du Zhenjiang depuis 3 jours, à vitesse souvent égale ou même parfois plus rapidement qu'eux....sous leur regards ahuris.
Mon vélo est équipé d'un compteur de vitesse, d'une balise GPS et d'un très bon matos Shimano + pneumatique Schwalbe...l'enfourcher et partir c'est une véritable glisse! Comparé à mon premier VTT Peugeot des années 90...l'amélioration est considérable.
He Fei, Province de l'Anhui, Chine, le 6 Avril.
Des journées denses dans les plaines de l'An Hui, cette province pauvre, plate et dont la campagne est encore intacte. Hier nous nous sommes paumés au milieu de nulle part, le GPS de l'IPhone de Benjamin et ma carte nous tenaient trop longtemps sur les grands axes, nous avons donc empruntés des routes de village que seuls les camions des carrières de la région utilisent...resultat: poussière, voies défoncées, nids de poule "en veux-tu? En voilà!"...histoire de bien tester les suspensions de nos vélos! Un homme fort sympathique nous a sorti d'affaire en fin de journée, sans lui nous n'aurions jamais trouvé l'embarcadère de fortune qui nous fit traverser une rivière que nous devions franchir et d'où nous avons rejoint un chemin de terre pour arriver sur la route provinciale la plus proche. Nous avons couvert 130 kms ce jour-là, notre record et nous sommes échoués sur le bourg de Gu He, à 20h. J'y ai tenté une première coupe de cheveux chez un coupe-tif du coin mais celui-ci a refusé de me tondre la tignasse à 3 cm sur le crâne, prétextant que cela ne m'irait pas...comme si je n'étais pas au courant! Dîner vite avalé dans le boui-boui d'en face, sous les yeux ahuris de quelques personnes nous indiquant que nous sommes les premiers "lao wai" (pour "étrangers") à passer par ici.
Benjamin parle et lit parfaitement le chinois ce qui m'est très utile car mon mandarin parlé est parfois insuffisant...néanmoins quelques-unes des brèves discussions que nous avons tenté d'avoir avec des fermiers du coin, nous ont, pour la plupart cloué le bec tant le patois local est fort et le mandarin standard mal, voir pas parlé du tout! En effet, demandant mon chemin à un homme sur le bord d'une route, celui-ci m'a rétorqué ne pas causer la langue de Pékin...insulte nationale!
En vrac, quelques remarques provinciales: les hôtels du coin ont une fâcheuse tendance à service du Fanta chaud au petit déjeuner. Benjamin et moi ne cessons pas de nous dire "Bon Dieu, comme les chinois de Shanghai ont de la chance...", tant la vie est dure par ici dans l'An Hui, l'écart de développement entre Shanghai la riche et "l'autre Chine" est hallucinant. Aujourd'hui en arrivant à He Fei j'avais l'impression de revivre mes premiers pas à Pékin il y a 15 ans: ville grise, ultra polluée, très bruyante, immeubles staliniens, étales de charbon sur le bord de la route et encore bien des personnes habillés en cols Mao, le tout dans un joyeux boxon.
Fin de journée 5 assez difficile, nous avons couvert 80 kms sous la pluie la plupart du temps, les routes arborant une fine pellicule de boue, juste assez légère pour s'en prendre plein les chaussures, le pantalon, les sacoches et la chaine à vélo. Trempés comme des soupes, nos regards humides se sont rivés sur le logo de l'Holiday Inn de He Fei que nous avons identifié de loin...les derniers coups de pédale furent digne de ceux d'une arrivée d'étape du Tour de France. Les pieds sec et toujours pas rasé après 5 jours, je rédige ces quelques lignes avant d'avaler une aspirine et mettre la viande dans le torchon.
Huang Chuan, Province du Henan, Chine, le 8 Avril.
En traversant le Henan je suis crevé et j'ai les jambes lourdes...la région est particulièrement monotone alors je me console lorsque je pédale en pensant à ce que je découvrirai des régions tibétaines à l'Ouest de Xian. Mes pensées ne s'évadent pas durant cette première semaine de nomadisme...mon attention est fixée à 100% sur les préoccupations de l'instant: trafic routier, échange avec les gens rencontrés, état de mon matos etc. C'est très plaisant, je me sens enfin totalement déconnecté de tout le reste.
Hier matin en quittant Hefei nous avons assisté à une tentative de suicide, un homme torse nu était assis sur le rebord d'un échangeur d'autoroute, à 30 mètres du sol, menaçant les personnes qui tentaient de le tirer de là. Nous ne nous sommes pas attardé et j'ai imaginé cette personne être l'énième victime d’une expropriation ou je ne sais quoi d'autre. Pour nouvelle plus glorieuse je me dois de noter que nous allons apparaitre dans le News Lettre de l'Holiday Inn de Hefei! ...le Sales Manager nous a trouvé au top et photographié au moment de quitter la réception avec nos montures.
A Fen Lu Kou hier soir et après 99,8 kms avalés de 11 heures à 18 heures sans pause déjeuner, nous nous écroulions à l'unique hôtel de cette ville de l'An Hui, en bordure de la G312. La journée fut de loin la plus ennuyeuse et le piment du jour furent les gamins du coin, qui, nous voyant débarquer nous ont ausculté sous tous les angles avant d'accepter de converser avec nous une bonne heure. D'après eux nous serions les premiers étrangers à daigner s'arrêter à Fen Lou Kou pour la nuit...comme dans bien d'autres villes et villages du reste...que cette Chine est vaste et immense. J'ai les même sensations qu'il y a 15 ans lorsque je parcourais les régions autour de Pékin...aujourd'hui en 2011, des dizaines de millions de chinois des campagnes n'ont encore pas, de leur yeux, apprécié un étranger au nez long de mon espèce. C'est dingue et telle est bien là une facette de la Chine qui est désormais moins relaté dans les articles de nos amis journalistes.
Nous avons couvert aujourd'hui 137 bornes...beau tableau de chasse mais pas très raisonnable pour maintenir le cap. Demain nous prévoyons une journée de repos et prendre un bus pour gagner 200 bornes jusqu'à Nanyang pour m'éviter d'arriver cramé à Xian. Pour l'heure nous logeons dans l'hôtel international de Huang Chuan, son hall d'entrée arbore d'épais canapés en sky rouge rehaussés de fausses boiseries vert pomme, le tout en taille XXL, ils sont monstrueux et iraient parfaitement à des obèses américains mais pour nos amis chinois, c'est simplement de la démesure....et le meilleur de ce que le mauvais goût peut afficher! Huang Chuan est une ville chinoise de quatrième zone, sans intérêt, sans Mc Do ni KFC, c'est dire son degré de développement en comparaison avec d'autres villes du pays. L'air est poussiéreux, et là aussi, chaque personnes qui nous croise est sidérée par la rencontre...il est vrai que nous n'avons pas croisé un seul autre laowai depuis l'Holiday Inn de Hefei.
Xixia, Province du Henan, Chine, le 10 Avril.
Journée repos hier, mon corps me le demandait surtout après avoir avalé 137 bornes la veille…alors nous nous sommes laissé aller au bus pour faire 280 kms et nous assurer d’arriver à Xian pas trop cramés. Depuis Shanghai jusqu’à Nanyang le paysage est plat, parfois très poussiéreux et plus les jours passent plus nous sommes effarés par ce ballet incessant de camions…combien la Chine en compte-t-elle ? Des dizaines de millions certainement, fonçant pleine bourre à coup de klaxon ininterrompus, nous rendant sourd en fin de journée.
Lorsque nous interrogeons les paysans des régions traversées sur une question distance, systématiquement ceux-ci nous répondent en « li » et non en kilomètre, un « li » correspond à 500 mètres, ne nous reste plus qu’à convertir.
La journée d’aujourd’hui a repris son rythme habituel avec son lot de pauses tous les 10 ou 20 kilomètres et fut marqué d’un évènement haut en gloire : ma plus haute pointe de vitesse en fin de descente vente dans le dos à 51.1 km/h, pleine bourre, mes 27 kilos de matos n’y sont pas pour rien, leur leste me permet de bien alourdir et stabiliser le cadre du vélo, me poussant à pédaler tel un damné pour marquer mon compteur d’un nouveau record.
Dans la journée j’ai pris note de la première mosquée du voyage…nous approchons des premières régions musulmanes de Chine, celle des Huis, Kazakhs et autre Ouigours. Du reste hier soir à Nanyang nous avons dévoré un très bon plate de nouilles faites à la main, en discutant avec le tenancier de l’établissement et que je pensais de l’ethnie des Huis ou des Ouïgours, celui-ci nous révéla une nouvelle ethnique que j’ignorais totalement, celle des « Sala Su », peuple originaire d’Ouzbékistan, plus exactement de Samarkand…ou lui-même n’est jamais allé évidemment. Ils sont peu nombreux donc, en Chine, et constituent un des carrés de cette mosaïque chinoise si renommée, avec ses 56 ethnies baignant dans l'harmonie nationale si chère à Pékin.
Xi’an, Province du Shaanxi, Chine, le 15 Avril.
11 jours effectifs de vélo et 1227 kms couverts (sans une crevaison!) à travers Shanghai, le Jiangsu, les plaines de l’An Hui puis du Henan pour atteindre la province du Shaanxi et débarquer à Xi’an avant hier soir, seul. Benjamin, mon premier compagnon de route, a dû rentrer à Shanghai pour retourner au turbin.
J’ai donc passé ma première journée en solo hier, à travers le dernier rempart de montagnes protégeant la plaine de Xi’an de celle du Henan, un col a 1300 mètres a mis une fois de plus ma ténacité à l’épreuve, sans doute pour me donner un avant-gout des cols que je devrai franchir dans la chaînes du Qilian Shan, à cheval sur le Gansu et le Qinghai, au nord du Tibet. Arrivé au sommet j’entamais enfin une longue descente de 35 kms durant laquelle j’ai croisé mon premier confrère cycliste voyageur, que j’ai aperçu de loin avec sa calotte blanche, pensant qu’il était indonésien je me suis adressé à lui d’un « Salam ale cum » puis lui parlais en anglais…il n’a pu que me répondre en mandarin, il était chinois, musulman de Mongolie Intérieure et effectue à vélo un voyage de Hohhot vers Xi’an pour ensuite rejoindre le Zhejiang non loin de Shanghai ou son fils travaille. Lui demandant son âge, il m’a annoncé avoir 65 ans…nous avons conversé quelques minutes, fait des photos avec nos appareils numériques respectifs puis nous sommes salués pour reprendre nos routes. En descendant, grisé par cette belle journée, je me suis dit « cool, je pourrai refaire des trips comme celui-ci au moins jusqu’à 65 ans », que la vie est belle quand on veut la vivre chaque jour avec un regard frais comme du bon lait.
Ma pause déjeuner se contenta d’une « fang bian mian » le pi-yin pour nouille chinoise instantanée sur laquelle je verse de l’eau bouillante, le tout repose 5 minutes avant d’être englouti. J’ai complété avec des bâtonnets de bœufs compactés dans une saucisse en plastique, le gout est correcte même si cela reste à des années lumières d’une bonne saucisse française.
Arrivé en fin de descente j’ai retrouvé la plaine pour pédaler encore 50 kms sous un bon cagnard poussiéreux jusqu’à Xi’an. Durant ces premières deux semaines je note combien le trafic des camions en Chine s’est amélioré, à 80% nous n’avons vu que des véhicules neufs, en très bon état, résultat évident des subventions d’état reçu durant la crise de 2009, Pékin avait investi pas moins de 600 milliards de dollars sur son marché domestique : grands travaux, subventions aux machines agricoles et j’en passe. Ensuite, les chauffeurs chinois conduisent nettement plus prudemment, ils nous dépassent avec distance, ralentissent quand il le faut etc.….cela peut paraitre un peu niais de prendre note de tous ces éléments mais quiconque a vécu en Asie sait combien la circulation sur les routes peut être chaotique pour un vélo ou un marcheur. La Chine avance et se développe à marche forcée avec son lot d’améliorations évidentes.
Comme toute grande ville chinoise, en arrivant à la périphérie de Xi’an par l’Est, je me trouvais encore à 25 kms du centre-ville, j’ai donc pris encore une bonne heure et demi pour trouver mon hôtel, aidé d’un vieux couple en scooter électrique, nous roulions à vitesse égale, ils m’ont pris sous leur aile et m’accompagnèrent jusqu’à l’une des portes du rempart qui entoure la vieille ville et d’où je pourrai rejoindre l’hôtel 4 étoiles que Hui Hui a réservé pour moi. Depuis 2 jours je dors, dine au Mc Do, fais ma lessive et prépare mes cartes pour l’itinéraire des semaines à venir. Hui Hui me rejoint aujourd’hui, nous visiteront l’armée des soldats de terre et profiteront de chaque instant passé ensemble. Je reprendrai ma route dès le lundi 18 Avril.
Tian Shui, Province du Gansu, Chine, le 18 Avril.
4 jours de repos mérité a Xi’an en compagnie de Hui Hui, celle pour qui je vibre. Je n’ai rien reconnue de cette ville que j’avais visitée en 2002, normale en Chine mais tout de même, c’est déroutant ! On détruit pour reconstruire, on rajoute un périphérique, on creuse un canal qui apporte de l’eau de je ne sais où car cette région est asséchée, on rajoute des hôtels de luxe et ça y est : Porsche 911, Cayenne, Mercedes kitée AMG, Lexus, BMW et j’en passe, Xi’an est une cité gigantesque pour mes yeux d’européen pourtant habitué à la Chine mais elle reste de taille moyenne à l’échelle du pays, forte de 8 à 10 millions d’habitants. Ses remparts séculaires encerclent le cœur de la cité et c’est essentiellement en taxi-tricycle électrique que nous nous déplacions aisément à travers la ville.
De l’une des gares de bus de Xi’an j’ai rejoint ce matin la province du Gansu et suis ce soir à deux pas de mon rêve de trip, l’idée de mon back home silk road est née lors d’un voyage dans cette région en 2006, je m’étais juré d’y revenir à vélo pour prendre le temps de profiter du coin sans dépendre d’un chauffeur, d’un train ou d’un bus et surtout de pouvoir y camper. Tian Shui est à 250 kms à l’Ouest de Xi’an, de quoi quitter une bonne fois pour toutes les grandes plaines et s’engager sûrement à travers les premières chaines de montagnes sonnant l’aplomb du plateau tibétain. Je kiffe le Gansu, c’est une province magique où se côtoient tranquillement le monde chinois des Hans, celui des tibétains et celui des chinois musulmans, d’ethnies Hui ou Uigurs. Le Tibet historique est en réalité une région bien plus étendue que le Tibet administratif qui apparait sur les cartes aujourd’hui, il englobe la province du Xizang (le Tibet administratif d’aujourd’hui) mais également le Qinghai et une large partie du Gansu. Si bien que dans les prochains jours je parcourrai une région à forte culture tibétaine, faite de hauts pâturages et de steppes herbeuses où vivent encore quelques nomades si j’ai la chance de les croiser depuis ma route.
Tian Shui est une ville agréable, l’air y est frais et pur, les gens hallucinent sur ma taille, mon nez, mon vélo…comme un peu partout depuis le départ. Et cette petite ville est l’exemple parfait pour illustrer la fameuse « Go West Policy » de Pékin qui injecte depuis 5 à 6 ans des sommes astronomiques de cash pour booster l’économie des provinces de l’Ouest et éviter l’exode vers la Chine côtière. Du reste depuis la crise de 2009, la Chine a compris plus que jamais que se dépendance à l’Export était sa faiblesse et que pour y remédier elle ferait mieux de se concentrer sur son marché intérieur. Alors de mon bus cet après-midi je ne comptais plus les pelleteuses neuves le long de la route, les remorques, les camions de carrières, les grues, les engins de terrassement et autres bulldozers, tous de marques chinoises, du matériel flambant neuf et distribué via de nombreux vendeurs tous installés sur quelques kilomètres le long de la route nationale. La Chine a cette manie de concentrer géographiquement ses activités, qui n’a pas visité la ville du Zhenjiang dont j’oublie le nom mais qui est la capitale mondiale de la chaussette ! Dans le Henan nous avions traversé un bled ou ne se vendait que du champignon puis 50 kms plus à l’Ouest ce fut les noix, ici à Tian Shui c’est le matériel de construction…il est à noter que les mines du Qinghai et du Tibet ne sont plus très loin et que l’engouement financier pour les terres rares y a sans doute sa part de responsabilité puisque la Chine en est, je crois, le premier producteur et exploitant.
Sur ce deuxième tronçon du voyage fait en bus je n’ai cessé de culpabiliser, je ne suis pas un grand cycliste mais toute la journée j’avais des fourmies dans les jambes avec une seule envie : sauter du bus et pédaler comme une brute. Néanmoins mon timing est court, je n’ai alloué que 2 mois pour traverser la Chine de Shanghai à Kashgar et pour en profiter plutôt que de ne faire au plus court je m’autorise du bus pour gagner du temps et ensuite zigzaguer dans les régions dont je rêve.
Je me suis allégé d’un ou deux kilos en me délestant ce weekend de deux chemises, un tee-shirt, un bouquin de 600 pages et un pull-over…ce qui m’a permis de remplir ce nouvel espace libre en fruits secs, barres de céréales et recharge de café.
Demain devrait être la première journée d’une belle série d’ici début Mai.
Quelque part dans un village au nom imprononçable de la province du Gansu, Chine, le 21 Avril.
Pas facile de tenir mon blog à jour, les sujets défilent sous mes yeux au court des journées qui s’écoulent à vitesse grand V. Depuis Tian Shui j’ai continué de parcourir une campagne et quelques cols, du tout bon pour les mollets mais mollement excitants bien qu’incontournables. Les maisons et leurs granges y ont toutes la couleur de leur terre : brunes, beiges, pourpres, jaunes, c’est suivant la vallée ! Les vieux portent la casquette plate bleue foncée et la veste à col Mao, armés de grosse lunettes ronde ils se regroupent et fument la pipe ou jouent aux cartes sur le bord de route, certains me remarquent d’autres ne captent pas. Je constate un illettrisme assez important, lorsque je tente de trouver mon chemin avec ma carte régionale, peu savent en réalité lire les caractères chinois et je dois ou m’adresser aux policiers ou à des jeunes qui ont eu, la chance, d’accéder à l’apprentissage du mandarin, le standard de ce vaste pays.
J’ai croisé Zhao You Jun, un jeune chinois de 18 ans, avec son baluchon sur son porte bagages et une canne à pêche il étudie à Lan Zhou, la capitale du Gansu et rentrait à son bled natale dans la province du Sichuan, brève discussion, photographie de rigueur et nous avons tracé nos chemin. Je l’ai trouvé assez courageux pour son âge.
Depuis 3 jours je goûte aux saveurs des vents de face qui me font perdre 30% de vitesse, à la poussière de route en assez forte quantité et aux autres tourbillons de saloperies poussiéreuses que les cimenteries de chaque vallée dégagent. Je dors dans des hôtels pour camionneurs, sans douche ni eau courante et suis à chaque fois la star du village si bien qu’hier soir, les policier du bled de Ye Hu Qiao m’ont invité à diner avec eux sous les regards amusés d’une vingtaine d’enfants agglutinés sur le rebord de la fenêtre. Mais mon accoutrement de cycliste martien peut aussi engendrer du merdier : un paysan me dépassant dans une montée avec son gros tricycle bleu agricole s’est foutu dans le talus en se retournant sur moi …je me suis arrêté par politesse et voir si je pourrai aider, son collègue lui passant un savon j’ai décidé de filer à l’anglaise, les laissant se démerder et moi retrouvant ma sueur et mes coups de pédale.
Ce soir je pionce dans un bled à 2500 mètres et suis enfin aux portes des régions tibétaines, il fait froid, le temps est poisseux et tous parlent ici un dialecte, le Gansu Hua, à cheval entre le tibétain et le mandarin. Personne ne parlent la langue de Pékin correctement, donc je galère un peu. Cet après-midi j’ai enfin photographié ma première stupa en bord de route et je continue de me régaler à chaque déjeuner et diner : nouilles au bœuf et mouton, légumes et piments, tout est frais, vive la campagne!
Une dernière observation, il est intéressant de noter combien les Hans, l’ethnie majoritaire, sont systématiquement méfiants vis-à-vis des tibétains et des Huis musulmans, ces derniers jours à deux ou trois reprises j’ai été mis en garde avant de monter vers les hauts plateaux. Comme si pour les Hans de Chine, l’ethnie majoritaire et qui tient Pékin, la peur ancestrale des barbares tibétains descendant des hauts plateaux pour tout ravager existaient encore…
He Zuo Zhen, province du Gansu, Chine, le 23 Avril.
Hier fut la journée la plus hard-cor que j’ai connu mais aussi la plus intense. J’ai enfin touché des yeux les vraies premiers plateaux tibétain mais j’avoue avoir totalement oublié, malgré mon trip au Tibet de 2002 combien il est difficile de voyager ici : altitude, climat sec, pistes défoncées, poussière et j’en passe. C’est dans la descente du deuxième col de la journée que mon regard s’est arrêté sur cette femme qui bêchait dans son champs : grande, les pommettes de joue violettes, une tresse brune descendant jusqu’aux genoux et cet accoutrement tout tibétain fait d'un tablier multicolore, de colliers de pierres turquoises et oranges, ça y est j’y suis! Je l’ai salué d’un « Ni Hao » auquel elle n’a pas répondu alors j’ai lui ai dit « Tashi Delek ! » ce à quoi elle a souri me laissant tracer ma route.
Globalement la région est ici assez rude, pelée, la piste fend la vallée entouré de montagnes moyennes, au loin j’apercois des pics enneigés. Les fermes tibétaines ont des toitures plates pour y faire sécher du foin, des céréales et y stocker du bois de chauffage pour l’hiver. Nous ne sommes pas encore à une altitude de 4000 mètres où seule la bouse de Yacks peut servir de combustible.
J’enchaine les cols, les descentes sur cette piste en toit de tôle qui met à mal mon vélo, mes sacoches, mon postérieur et mes bras…peu à peu la fatigue me gagne, l’après-midi touche à sa fin et vers 17h je casse un collier ! Mon porte bagages avant est maintenu avec un judicieux système de collier de plomberie mais l’un d’entre eux n’a pas résisté…je me pose sur le bord de la piste pour réparer, non loin d’un groupe de tibétains qui restaurent la route, car cette piste est une route provinciale qui sera en bonne état d’ici 1 an, j’ai mal choisis mon année de trip ! Bref, il me manque une pince et par miracle ils ont sur leur tricycle à moteur exactement ce qu’il me faut. Je répare, ils m’invitent à manger un morceau avec eux, j’engloutis une patate douce et un morceau de viande séché et j’enchaine. J’ai la frite une bonne heure, profite du paysage, des troupeaux de yacks et de moutons qui descendent de leurs pâturages pour rentrer à leur ferme…malédiction ! Ne jamais pédaler sur la piste qui croisent le chemin des chiens de bergers tibétains! L’un surgit, sorte de Saint Bernard au poil noir, les crocs bien sortis fonçant tête baissée vers moi….j’avais pris une ou deux pierres dans la poche, je shoot, rien n’y fait alors j’accélère et ne connais plus de fatigue, je le sème et réalise la pointe de la journée à plat à 32 km/h. Je mets 2 minutes pour reprendre mon souffle et enchaine…deux autres arrivent, je les ignore et fais en sorte de ne pas croisé leur regard, par soumission (j’ai lu ça sur un blog…), rien n’y fait, ils aboient, me suivent et subitement disparaissent, j’ai sans doute quitté la limite invisible de leur territoire. Il est 19 heures, je tombe de fatigue, il me reste 30 bornes avant He Zuo Zhen…que je mettrais au moins 4 heures à parcourir, je pourrais planter la tente mais un camion s’arrête et me propose un lift que je ne refuse pas. Les 83 bornes de piste de la journée m’ont cassé en quatre.
Xining, province du Qinghai, Chine, le 27 Avril.
Quitter He Zuo Zhen se fit avec plaisir en entamant 35 kilomètres de descente pour atteindre l’embranchement qui allait me permettre de rejoindre Xia He via un dernier faux plat de 32 kms de tous les diables himalayens. Mais revenons sur He Zuo Zhen, j’y suis arrivé brisé en 3, un mix de mal d’altitude, d’un début de crève et d’une chiasse suite à une patate douce au goût douteux. Des deux nuits je ne suis capable de m’endormir qu’à 6 heures du mat…il y a de mauvaises vibes dans ce bled ! Comme toutes ces villes de l’ouest chinois, il y a une ambiance bon enfant, la population se constitue d’un mélange distinct de Huis musulmans avec leur calotte blanche pour les hommes et sorte de foulard en feutre noire sur la tête pour les femmes, de tibétains nomades en visite ou sédentarisés et évidemment de Hans, l’ethnie majoritaire en Chine mais qui n’est pas originaire du coin. En déjeunant d’une nouille au bœuf chez un Huis celui-ci m’a proposé son service de guide chauffeur sur sa 125 Honda, le ventre plein j’ai donc visite le bled en moins d’une heure. Plus tard j’entamais ma deuxième et dernière nuit à l’hôtel du Chambala, c’était sans savoir que j’allais passer mon temps à me battre sur le front de mes tympans avec une sono à tue-tête 2 étages plus bas pour cause de mariage et sur celui de mes nerfs avec deux grosses souries attaquant mes barres de céréales et nouilles sous vides…c’est vous dire l’état de l’hôtel. En partant lorsque j’ai expliqué à la jeune tibétaine de la réception que deux rongeurs partageaient ma chambre celle-ci m’a regardé comme si je venais de lui annoncer que le CAC40 avait pris 3 points dans la nuit, autrement dit : rien à cirer.
Je suis donc arrivé le lendemain a Xia He, ville située à 2750 mètres, très touristique parce qu’elle y offre le caractère bien trempé d’une cité tibétaine assez authentique : toitures planes ; chemins en terre, temples, monastères, dortoirs des moines et autres habitations tibétaines encerclés d’un chemin équipé en moulins à prière et permettant au visiteur d’y effectuer sa « kora ». Celle-ci consiste à suivre ce chemin tout en priant, en méditant ou en suivant son chapelet, le tout dans le sens des aiguilles d’une montre. Je kiffe Xia He j’y étais venu en 2006 avec le couse Dufourmantelle, l’ambiance est fantastique, le cadre montagnard et ma chambre d’hôtel me rappelle le style de ce qu’on peut trouver dans nos Alpes françaises : parquet qui craque, sommier du lit défoncé, nuit fraiche. A ma grande surprise j’y dors comme un bébé 10 heures non-stop et me lève pour assister aux prières des moines vers 7 heures du matin, moment extraordinaire de beauté et de piété comme à chaque fois, j’ai pris de belles de belles images avec mon Nikon et en ai profité pour faire mes prières persos. En rentrant à l’hôtel je me dis que je resterai bien là encore une journée mais le temps passe et je dois, pour rejoindre Xining, redescendre vers l’Est à Lanzhou, la grosse capitale du Gansu et ville la plus polluée de Chine, c’est dire l’entrain qui me gagne ! En discutant avec deux chauffeurs chinois tout en scrutant mes cartes ceux-ci me suggèrent un parcourt plus directe vers Xining via toujours les hauts plateaux : j’achète ! Et me voilà reparti plein nord-ouest vers Xining tout en évitant le crochet de Lan Zhou, je suis enchanté. Je quitte Xia He et suis immédiatement planté sur une montée de col qui me pousse à 3350 mètres que je grimpe sans trop de difficultés. Au sommet je touche à mon rêve : devant moi s’étant une vallée de 20 kilomètres suspendue à 3200 mètres. Tout n’est que steppe herbeuse, yacks, moutons, chèvres, chevaux sur fond de pics enneigés. Je fends le paysage sur mon vélo noir que j’ai souvent voulu appelé « mon yack à moi » et suis grisé par le moment.
Sur le bord de la route de grosses marmottes fuient vers leurs terriers à mon passage, je m’arrête un instant près d’un lac, discute avec une jeune tibétain sur sa moto en passant par un bled pour recharger mes gourdes et continue. Il y a de plus en plus de fermes, j’entends les aboiements et sert les dents, 20 minutes plus tard, le voilà, le gros toutou tibétain enragé, sortant de son enclos en bois il fonce sur moi par le côté, à mes 15 heures. Je ne regarde pas, mes yeux sont couverts par mes lunettes de soleil et à 5 mètres le voilà coupé net dans son élan ! ….ce con est enchainé ! et tous le seront dans cette vallée que je parcours du coup plus tranquillement. La fin de journée approche, le temps se gâte, je suis crevé, camping pas camping ? Il me reste 17 bornes dont un col à 3600 avant le bled de Gwa Shi Zi. Un homme depuis sa ferme me regarde en souriant, je pédale exténué avec un (putain) de vent de face qui fait tomber ma vitesse de 16 km/h à 7 ou 8 km/h et décide de prendre une pause, il est 18h30 et je négocie un lift avec lui, pour 80 Rmb il me conduit là-bas et m’évite un troisième col qui m’aurait fait passer une nuit de galère.
Gwa Shi Zi est, jusqu’à présent, la plus belle surprise de ce voyage. M’ayant lâché au sommet du troisième col je descends en roue libre et débarque dans ce village de quelques centaines d’âmes tibétaines. Un ensemble de bâtiments monastiques et deux ou trois stupas surplombent la rue principale. C’est le pied total, le bled domine une vallée face à des montagnes que les dernières semaines d’hiver sucrent encore d’une légère neige. Les photos parlent d’elles même. Je dors chez une dame tibétaine qui à 3 sommiers dans une grange ou y sont stockées de la bouse de yack séchée et des céréales. Le soir elle me sert du yaourt local tout en discutant dans son magasin ou viennent tous les jeunes moines pour y acheter des sucreries et se bâfrer de glace au chocolat, trouvaille sans doute récente dans ce monde des hauts plateaux. Ici à Gwa Shi Zi on fait ses besoins dans la rue, il n’y a pas d’eau courante et les jeunes moines que je rencontre ne sont pas tous très propres ! Mais peu importe, ne pas se laver fréquemment dans un tel cadre est bien peu inquiétant. A 6 heures le lendemain nous sommes réveillés au son du gong, je n’ai pour seule toilette que me passer une serviette d’eau chaude sur le visage encore emmitouflé dans mon sac de couchage. Mes lèvres craquellent et saignent, l’air est sec à 3200 mètres mais là aussi, proche des moins tibétains et de la pureté montagnarde, je dors divinement bien. Vers 8 heures je file faire une kora accompagnant 2 ou 3 vieilles tibétaines, je prends des photos et discute avec un moine d’une quarantaine d’année, nous parlons du Dalai, de la Lybie et de mon voyage.
C’est le cœur serré que je quitte Gwa Shi Zi. Plus tard en discutant au téléphone avec ma Hui Hui, elle m’a demandé si je pourrais y passer un an pour méditer ou me recueillir, c’est une question que je ne me pose jamais: la notion de retraite spirituelle. Mais en effet, si j’étais dans cet état d’esprit c’est bien ici que je viendrai poser mes valises quelques mois. Les chinois des grandes villes à Pékin, Shanghai, Canton et Hong Kong sont tous enivrés par le Tibet, peu y sont allés car le mysticisme du haut plâteau hante leurs fantasmes ou leurs craintes. Ils ont peur de l’altitude, de ne pas revenir, de rencontré leur âme ou « moi intérieur » comme le décrivait Freud ou je ne sais qui. Bref, le Tibet occupe une place très particulière dans le conscient ou l’inconscent collectif du pays. Ils savent tous que le magnétisme y est particulier, que les vibrations y sont décuplées, que le Mont Kailash est une montagne sacrée et que ce peuple des Zang autrement dit « Xi zang ren » pour « tibétains » en pi yin mandarin, sont d’une culture singulièrement différente, à la fois guerrière et pieuse poussée à l’extrême.
J'ai fait mes adieux à ce que je préfère de la Chine: son Tibet. Hier, j’ai descendu près de 80 kms en passant par un autre bled, Tong Ren, que j’ai snobé du regard ne valant pas ce que je venais de vivre à Gwa Shi Zi. Arrivé à Xining, je recharge mes batteries dans un hôtel musulman avant de filer plein nord / nord-est vers Jia Yu Guan là ou commencent les déserts du Xinjiang.
Minle, province du Gansu, Chine, le 1er Mai.
J’ai passé une journée de repos à Xining au programme : lessive, sieste, mise à jour de mon site, bonne bouffe (brochette de bœuf ou d’agneau dans les restaurants ouigours de la ville), balade à la vieille mosquée dont certains bâtiments en bois auraient près de 800 ans. J’en ai profité pour nettoyer mon vélo, graisser la chaine, rajouter du grippe à mes cornes, du détail technique mais qui changent beaucoup à mon confort de conduite. Jeudi matin je quittais le Qinghai Tibet Hôtel qui n’est en fait qu’un hôtel musulman où les prières quotidiennes raisonnent et ou toutes les femmes sont voilées. L’ensemble était déglingué mais charmant et son petit déjeuner infecte, comme souvent je me rabats sur mes barres de chocolat ou de céréales et utilise ma réserve de café et lait instantané en poudre que je stock dans des tubes en plastiques.
De retour sur ma selle je file droit et avale 80 kilomètres en un claquement de doigts. C’était sans savoir que les 2 prochains jours seraient les plus difficiles physiquement. La campagne au nord de Xining est agréable, plane, boisée mais au loin se dessine la chaine du Qi Lian Shan, extrême Nord-Est du plateau tibétain, arborant quelques sommets à plus de 5000 mètres. En élaborant mon itinéraire j’avais décidé de couper par le nord de Xining via la nationale G227 qui coupe droit dans les Qi Lian Shan pour retrouver la G312 à Zhang Ye et le couloir du Gansu qui file vers l’Ouest, le Xinjiang, la plus grande province de Chine, musulmane où on y parle une langue aux racines turques. Je passe mon premier soir à 2850 mètres sur un sommier pour routier, l’endroit est fort sympathique, je me lie d’amitié avec le jeune réparateur de moto du bled à qui j’ai emprunté un peu de graisse pour mon pédalier. Au réveille je remballe mes sacoches pour me prendre dans les jambes et sur mon cardio le col le plus à pic du voyage jusqu’à présent. Je passe 3 heures à pagayer entre 6 et 8 km/h, parfois grimpant aussi vite qu’un camion chargé pour me rassurer et arriver à 3792 mètres vers 12h30, transpirant, suffocant et crachant mais avant tout : heureux, avant d’entrer dans un tunnel qui du bout de ses 1,5 km débouche au sommet de la vallée suivante. Vers 14h j’engloutis ma nouille quotidienne dans un bled d’étape puis appelle Hui Hui mon amoureuse pour lui dire que tout baigne. J’entame une après-midi d’enfer sur des lignes droites de 15 kilomètres à 3,200 mètres d’altitude avec un vent de vallée à décorner des bœufs ou devrais-je dire des yacks ? ! La force de ce mistral local est telle que je pose pied à terre et suis contraint de pousser mon vélo. Pour la première fois du voyage et ce durant une poignée de minutes, je me dis que je suis givré, que tout cela n’a pas de sens. Le vent devient l’élément naturel qui reçoit de ma part le plus d’insultes à l’heure, j’enrage, gueule, je fais du surplace et cela me fait bondir même si je n’en ai plus la force. Vers 17h30 je cumule avec peine pour la journée tout juste 55 kilomètres. Exténué je me pose au bord de la route et attends le premier pick-up qui passe, Mr Ma s’arrête, je démonte mes sacoches et transvase le tout sur sa plate forme, nous avalons 10 bornes jusqu’à « chez lui » puisqu’il me propose de me loger.
Son accent local est fort, je ne comprends pas tout, bref, il est en fait contre maître sur le chantier d’une mine en construction, à 100 mètres de l’asphalte national. Je resterai la nuit ici avec une quinzaine d’ouvriers chinois, tous Huis musulmans. Ils m’invitent à diner sous leur tente, à profiter de leur poêle à charbon et me laissent m’installer dans une tente servant de remise pour leur outils, câbles, pièces détachées mais aussi pour que le cuisinier y stocke ses fruits et légumes, farine, sacs de pomme de terre etc... C’est l’occasion pour moi de tester mon super sac de couchage italien dans des conditions légèrement extrême, la nuit tombe, après avoir tous ensemble regarder les news de CCTV dont celle du mariage princier de William et sa Miss, je file à mon pyjama improvisé et à mon sac de couchage pour sentir la température dégringoler à -12 degrés vers 4 heures du matin.
Sur ce chantier qui n’en est qu’à ses balbutiements d’installation, le matériel arrive au rythme des camions, les chaines de traitement des roches sont débarquées en pièces détachées et les bulldozers et autres pelleteuse s’activent autour du campement. Toute cette communauté vivote à 3,450 mètres, plus ou moins bien équipée. Je suis un extra-terrestre au milieu de ces gaillards chinois de 2011, nous sommes à priori très différents, à commencer pour nos chaussettes, chaussures, vêtement (les miens en Gortex et les leur en laine ou synthétiques simples) et puis évidemment nos tailles, mon nez comparé aux leurs, mes bras poilus etc., tout cela les a fait bavarder un long moment. Mais après quelques heures de poêle à charbon, de nuit fraiche, de nouilles partagées et de cigarettes obligatoirement acceptées, tout s’efface. Comme si tout n’était qu’une vaste confrérie des plateaux du Qi Lian Shan. Ils me demandent de dormir avec eux proche du poêle mais j’insiste pour dormir dans ma tente garde mangé étant bien équipé en sac de couchage et tapis de sol.
La plupart sont illettrés à commencer par Mr Ma, le contre maître généreux qui me recueilli sur le bord de la route, Mr Lee est petit et cuisinier, ses nouilles se révéleront un excellent réchaud à estomac avant le couché, Mr Guo est le conducteur de la pelleteuse verte, immense lorsque déployée et ressemblant à un dinosaure, son mandarin est distinct et il me parait plus éduqué que le reste de la bande. J’oublie les prénoms des autres compères. Nous échangerons nos numéros de portable, prendrons des photos, discutons de tout et rien dans la limite de mon mandarin. A 8h30 le jour suivant nous prenons une photo de groupe avant que je ne lève le camp. Sont désormais gravés dans ma mémoire tous ces instants simples mais si chaleureux avec toute ce groupe d’hommes s’apprêtant à passer ici des mois ou des années de labeur difficile.
Je passe durant cette troisième journée deux autres cols moins violents étant donnée l’altitude déjà élevée à laquelle je me trouve. J’adore ces paysages de steppes d’altitude, pelées ou l’herbe fraiche rassasie des yacks ou des moutons sur fond de sommets enneigés. Mais tout cela a un prix, celui de la fatigue et de la rigueur des éléments : vent, froid, air sec engendrant mal de tête, gerçures, nausées, assèchement des muqueuses où maux d’estomac. Personnellement j’encaisse correctement mais la fatigue et le mal des montagnes guette à chaque écart tel que celui de sauter un repas, de ne pas boire une heure durant où de mal dormir une nuit.
Je ne suis plus qu’à 130 kilomètres de Zhang Ye, première grande ville du couloir du Gansu, dans l’après-midi je dévale près de 1000 mètres, la route se faufile entre les derniers remparts du Qi Lian Shan, j’ai une nouvelle fois un vent de face de merde dans la tronche si bien qu’en descente je dois pédaler pour pouvoir avancer ! Heureusement cela ne dure que 15 kilomètres. Une fois la plaine gagnée, la route est un faux plat descendant, je respire enfin, suis heureux, admire les Qi Lian Shan de loin, un sourire en coin tout en avançant à bonne allure pour me réfugier à Minle où le seul hôtel de la ville me donnera une chambre avec vue sur une cheminée à charbon et des bâtiments encore très communistes dans leur architecture.
Jia Yu Guan, province du Gansu, Chine, le 4 Mai.
Depuis Minle j’ai rejoint Zhangye, la première grande ville du couloir du Gansu que je traverse. Ville typique de l’Ouest chinois, peu intéressante, ressemblant fortement à la plupart des autres villes de province. Etant redescendu des hauts plateaux c’est à partir de maintenant que mon voyage reprend le sens du nom que je lui ai donné « Back Home Silk Road ». En effet si Xi’an était bel et bien le point de départ de la route de la soie vers l’Europe, son itinéraire ne passait pas par les zones montagneuses que j’ai parcouru récemment. De Xi’an, la G312 que j’ai abandonné presque 3 semaines suit un itinéraire assez direct en suivant le couloir du Gansu, zone tampon entre le plateau tibétain et le désert de Gobi plus au nord.
En partant de Zhang Ye j’ai visité le « Da Fo Si » local, temple offrant la vue d’un immense bouddha couché et de quelques fresques murales en bien mauvais état mais assez fines et riches en détails.
J’ai donc retrouvé la G312, filant vers Jia Yu Guan, le ciel est bleue, les oiseaux chantent, la route est plane, c’était sans savoir que chaque après-midi un vent de sable se lève et fait tout pour décourager le seul cycliste que je suis à vouloir lui tenir tête. Bref, vers 14h30 il me reste encore 50 bornes avant le bled d’étape du jour, un 4x4 Mercedes immatriculé en Allemagne s’arrête à ma hauteur, un garçon d’une vingtaine d’années baisse la vitre son grand-père est au volant. Nous bavardons une dizaine de minutes, le monsieur au crane dégarnit doit avoir bien 70 ballets c’est un ancien pilote (je n’ai pas pu savoir si pilote dans l’armée de l’air ou dans l’aviation civile), ils se dirigent vers le Tibet et m’explique qu’ensuite ils iront en Corée du Nord. Ce à quoi je lui rétorque qu’il doit avoir de très bons contacts tant en Chine qu’à Pyongyang, car aller et au Tibet et en Corée du Nord avec son propre véhicule n’est pas chose aisée voir même mission impossible. Il m’explique « qu’indeed » son 4x4 sera le premier véhicule européen à fouler les routes nord coréennes et me donne comme reste de réponse un jolie sourire en coin. Je suis admiratif, je discute avec lui de mon itinéraire et de nouveau, lui aussi me met la puce à l’oreille quant à la suite à donner à mon voyage après l’Ouzbékistan : passer par l’Iran ou traverser la caspienne en bateau et ensuite traverser l’Azerbaïdjan et la Géorgie pour rejoindre la Turquie, ce qui serait plus court et plus varié que l’Iran. C’est la réflexion du moment ! Je les quitte après ces quelques minutes riches en infos.
Vers 16h me voilà en rase campagne aride, le ciel est de plus en plus orangé, le vent vigoureux et la température baisse. Je continue de pédaler mais les courants sont nettement face à moi, je les haie, leur gueule après, les insulte en trois langues et m’arrête sous un pont pour enfiler une polaire, avaler une barre et boire de l'eau sablonneuse. L’ambiance est lugubre, je n’aperçois du ciel bleue qu’en levant mon regard à la verticale là où la couche de vent de sable est la moins épaisse mais au-delà de cette auréole tout est orange ou maronnasse, je dois allumer mes feux avant et arrière pour être vu! Une pluie de sable s’abat comme pour me gifler ainsi que mon vélo, elle nous perle de goutes oranges, je continue de pédaler une heure durant mais suis de plus en plus exténué, ma vitesse est d’à peine 9 km/h, je ne couvrirai jamais les 130 bornes que je pensais pouvoir faire les doigts dans le nez ce jour-là. Je me rabats dans le premier bled traversé et dort chez des Hans qui habitent en bord de route. Je tombe comme une enclume sur le sommier chinois dur comme du bois qui m’est offert moyennant 40 CNY.
Le lendemain au réveil : grand ciel bleu, pas un pet de vent, je quitte mes hôtes peu sympathiques car trop craintifs de l’étranger que j’étais, pour retrouver une route dégagée sur fond des montagnes du Qi Lian Shan, qui longent par le sud la G312 vers l’Ouest.
Non loin de Jia Yu Guan je rencontre Monsieur Ma Lu Bin, un homme de 59 ans, d’ethnie Huis, il est d’Altai, une ville à la sonorité mongole, dans le nord du Xinjiang, il parle un anglais impeccable, nous partageons une tomate. Il arrive en vélo de Dong Huang et se dirige dans le sud du Gansu. Il me confirme que je parcours la région à la mauvaise saison ou en tout cas pas dans le bon sens : le printemps est systématiquement balayé par de forts vents d’Ouest! La messe est dite! Je le quitte dubitatif en ruminant un éventuel plan B quand à ma traversée du Xinjiang à partir de la semaine prochaine. Je tenterai 1 ou 2 jours sur mon itinéraire initial mais si les courants d’air chinois sont trop forts, je m’inclinerai et partirai pour Turpan en bus ou en train pour pouvoir ensuite regagner Kashgar d’ici fin Mai plus tranquillement.
Je suis désormais à Jia Yu Guan ou je retrouve Hui Hui durant 4 jours, nous visiterons Dunhuang ou nous retrouverons mon pote Julien et son amie qui profitent du 1er Mai pour visiter le Xinjiang.
Globalement je trouve les chinois Hans assez peu communicants et accueillants. J’observe que depuis le début les seuls à m’offrir le couchage, un repas ou une courte distance sur leur remorque sont à 90% des Huis musulmans. Avec les Hans tout se pait, rien n’est offert. Sauf à l'exception d'un jeune couple en voiture qui s'arrêta hier pour m'offrir une bouteille d'eau, par pitié sans doute. Beaucoup me prennent pour un fou et me demandent pourquoi pour le prix de mon vélo je ne m'achète pas une moto!
Cette région du couloir du Gansu est assez monotone, la traverser n’offre pas un grand intérêt, je comprends maintenant pourquoi la plupart des cyclistes la traverse en générale en bus ou en train pour s’épargner du temps perdu. A chacun son pèlerinage !
Turpan, province du Xinjiang, Chine, le 12 Mai.
J’ai visité Jia Yu Guan en attendant Hui Hui qui m’y rejoint jeudi dernier. La ville était l’avant-poste le plus à l’Ouest de l’empire chinois des dynasties Ming et bien d’autres durant des siècles aussi il offre la vue d’une forteresse qui domine la plaine alentour et d’où j’imagine aisément ses sentinelles guetter l’arrivée imminente des envahisseurs mongoles du Nord, tibétains du sud ou musulmans de l’Ouest. Au-delà de cet édifice Ji Yu Guan n’offre pas grand intérêt mais ses habitants y sont serviables, les avenues sont larges et l’espace ne manque pas donc la cité s’étale un peu sur les rocailles sablonneuses de sa périphérie.
Vendredi nous partions en minibus, type Renault Espace chinois, que j’ai loué à la gare de bus car celui-ci offrait la possibilité d’y casé mon vélo. Après 4 heures de route et avoir traversé des champs d’éoliennes immenses et par centaines nous arrivions à Dong Huang, dernière ville en majorité Han dans cet Ouest chinois desséché, interminable, ou seul le vent et sa cousine la poussière de sable règnent. Nous y retrouvions Julien, mon fidèle compagnon de Shanghai depuis 6 ans et sa copine Anne et entamions la visite des fameuses grottes de Dong Huang, les « Mogao Caves ». A 15 kms de la ville, un flanc des montagnes du Qi Lian Shan, à la lisière de la vallée, est perforé comme un gruyère de centaines de caves que des bouddhistes creusèrent à différentes époques. Toutes sont décorées de fresques somptueuses, peintures murales recouvrant l’intégralité des parois, certains plafonds atteignant une bonne dizaine de mètres. Les photographies y sont interdites et c’est bien dommage. L’histoire prouve donc que cette région avant d’être musulmane et sinisée fut foulée par des indo-bouddhistes qui traversèrent sans doute avec peine le plateau tibétain. Ils y peignèrent et y érigèrent des bouddhas de 35 mètres de hauteur. Puis durant des siècles les caravanes de la route de la soie traversèrent la région. De ce que je comprends, les caves de Mogao sont devenues célèbres non par une découverte soudaine mais parce qu’un français, un anglais et un américain commencèrent par les piller pour en revendre ou en rapporter des pièces (bouddhas, sculptures) ou des ornements (morceaux de fresques arrachés, peinture murales découpées) vers les musées européens ou nord-américain. C’était il y a respectivement 110 et 80 ans. Ceci mis la puce à l’oreille des autorités chinoises de l’époque, pas encore suffisamment préoccupée par ses trésors culturels. Dans les années cinquante un chinois y consacrera sa vie entière, protégera le site, l’explorera et sera plus tard encensé par les autorités.
Après un week-end fort sympathique en compagnie de Hui Hui, Julien et Anne, je prends un bus en direction de Hami, première ville du Xinjiang que je peux atteindre depuis Dong Huang. Je dois être à Kashgar le 25 Mai pour y retrouver mon vieux pote Vincent qui vient de France pour faire la Pamir High-way du Tadjikistan avec moi. J’ai encore plus de 2000 kms à couvrir jusqu’à la légendaire Kashgar : le bus s’impose. Mon calcul ne fut pas si mauvais car non seulement la région est totalement désertique et inintéressante au nord de Dong Huang mais en plus la route est en construction, défoncée, à l’état de piste donc poussiéreuse : les camions foncent, un nuage orange sable se pose devant le pare-brise sans jamais se lever…c’est un peu comme conduire sous une tempête de neige, on avance avec 10 mètres de visibilité. Autant dire que si j’étais en bordure de piste avec mon vélo, je ne me donnerai pas 20 minutes d’espérance de vie. Bref, le soir j’arrive à Hami, le changement est totale bien que la ville reste laide. Enfin le Xinjiang ! Les gens parlent un langage aux racines turques, les brochettes de moutons cuisent à chaque coin de rues, de gros pains ronds, plats et croustillants sont servis avec la viande et du thé. L’air est sec et parfumé, les arbres sont plus gros, j’entends même le chant des hiboux au milieu des vergers.
Je me lève à l’aube le lendemain et reprends de la selle en filant vent dans le dos en direction de Turpan. Je me dis « chouette, du vent d’Est…quel pied ! » J’avale 100 kms sans trop de difficultés malgré quelques faux plats mais en fin d’après-midi j’arrive en zone de « fong kou » autrement dit là où les vents se croisent ! De mon cuissard et tee-shirt Quechua je passe au coupe-vent goretex et pantalon de trek car le vent fouette et le froid s’installe. Je file pleine Ouest tout en suivant au Nord la chaine des Karlik, encore enneigée. On me dit que des loups et autres lynx y crèchent à foison…de la route je ne verrai que quelques chameaux sauvages à la robe touffue. Vers 19h j’ai 146 kms au conteur pour la journée, nouveau record…je fatigue et surtout en m’arrêtant à la seule gare de péage des 300 kms qui séparent Hami de Shan Shan je réalise qu’il n’y a qu’à cet endroit que je puisse trouver un lit. Je tente une station-service ou je suis refoulé puis m’adresse à la gare de péage ou je suis accueilli à bras ouverts par toute l’équipe. Un lit m’est offert dans le dortoir. J’aurai bien planté la tente ce soir-là mais le vent est tel que l’entreprise en est impossible et le froid vigoureux. Durant la nuit je sortirai pisser…mais je ne pourrai m’exécuter tant le vent est fort ! Je trouve une solution à l’intérieur du bâtiment, à la guerre comme à la guerre. Les vitres sifflent ou claquent car les courants d’air les frappent. A l’aube c’est encore pire, je sors humer l’air et constate que tout un convoi de camion transportant des éoliennes est à l’arrêt devant la barre de péage pour cause de vent. Chaque pale pèse 6 tonnes pour près de 30 mètres de longueur, c’est trop léger. Les éoliennes en pièces détachées et mon vélo ont donc le même problème : le vent nous cloue au sol !
Je poirote toute la matinée mais rien ne faiblit. A 12h30 je suis contraint de mettre tout mon barda sur la plateforme du pick-up d’un homme Ouïgoure qui file vers Shan Shan. Je fais 60 kms avec lui puis descend à 110 kms de Shan Shan une fois les « fong kou » passées. J’atteins Shan Shan vers 20h.
Durant ces journées de vent je suis un cycliste navigateur : mes vêtement claquent au vent, les câbles de frein et de vitesse frappent mon cadre à vélo, une rafale passe et me voilà déporté, je redresse la barre (mon guidon) pour maintenir le cap, je tourne le dos pour profiter d’un vent de travers ou crache en l’air pour confirmer un vent de face. Tout un programme, le bas pédalant et le haut naviguant sur des lignes droites interminables, de parfois 10 ou même 30 kilomètres sans un virage. A la fin de ces journées je dors 10 à 12 heures d’une seule traite.
Je ronfle une nuit à Shan Shan et le lendemain file vent dans le dos vers Turpan la mythique. Je m’attends à une ville oasis aux murs orange perdue au milieu du désert mais c’est une nouvelle fois une ville très « chinoise » qui se dévoile. Je trouve néanmoins un hôtel encore bien dans son jus. Les femmes de la réception ont un air à mi-chemin entre la Russie et la Turquie, elles sont serviables et souriantes. Plus tard en me baladant dans le quartier sud de Turpan je découvre une cité aux murs de terre, son bazar, ses charrettes à bourriquots, ses vignes et ses vergers. Les femmes sont belles, toute en forme avec de grosses poitrines pour certaines. Elles portent toutes un léger foulard de soie, peu sont totalement voilées. Les hommes sont barbus à partir de 50 ans uniquement, les jeunes garçons portent la moustache. Peu parlent correctement mandarin. Ici la France se dit « Falanzi » ce qui sonne déjà plus familier à mes oreilles que le « Fa Guo » mandarin.
Ma chambre d’hôtel donne sur une cour que des feuilles de vigne recouvrent sur une structure métallique. La vitre ouverte j’entends les oiseaux, le calme domine, tout est plus authentique et naturel. A mon sens le moyen orient commence ici. Les étés de Turpan sont les plus chauds de Chine, un record à 49 degrés est répertorié et l’altitude serait ici négative, donc sous le niveau de la mer….ma montre indique 68 mètres, je n’ai lu du métrage négatif qu’à 30 bornes de Turpan hier après-midi, mais bon, admettons.
Un repos bien mérité avant le dernier coup de cul (l’expression est de Haute-Savoie) chinois jusqu’à Kashgar : 1200 kilomètres.
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Kuça, province du Xinjiang, Chine, le 17 Mai.
A Turpan j’ai passé une journée exquise à flâner au bazar et dans les ruelles du quartier qui l’entoure, visitant les ruines de Jia He, une ancienne cité médiévale abandonnée et terminant ma journée par la visite d’un minaret d’architecture, parait-il, afghane, et sa mosquée adjacente. En discutant à l’entrée avec un garde ouïgoure à qui j’avais confié mon vélo, je ne sais plus par quel biais nous avons commencé à parler un brin de politique, nos échanges tournant autour de l'inépuisable sujet de la mainmise de Pékin sur ce Xinjiang que d'autre appelle le Turkestan chinois. Ce dernier a coupé net la discussion m’expliquant qu’il y a des choses qui ne peuvent être abordées entre lui et un étranger. « Censure et la peur qu’elle engendre quand vous nous tenez ! ». Un peu plus tôt dans la journée j’avais eu une discussion à la porte d'une mosquée avec un homme d’un certain âge, me demandant ma nationalité il enchaina immédiatement avec la question d'actualité suivante: « Mais pourquoi Sarkozy envoit-il ses avions et ses bombes sur des enfants libyens musulmans ? », je ne me suis pas étendu et lui ai simplement répondu qu’il est bien dommage que les chinois n’ai d'accès qu’à CCTV, la télévision nationale chinoise où toute information relayée à la grande Chine passe systématiquement sous la presse du dogme pékinois. Bref, de longue date, Pékin a Sarkozy dans le collimateur et ne loupe pas une occasion pour lui coller une volée fraiche dans la tronche.
A Turpan mes affaires sèchent en 2 heures après lessive dans mon lavabo, je saigne du nez tous les jours tant le climat est sec mais il règne un calme reposant et on y mange des brochettes de moutons accompagnées de salade locale dont je me souviendrai longtemps.
Le lendemain matin je quitte cette cité oasis par une route provinciale que je dégotte en discutant avec le gardien de nuit de mon hôtel. Vers 12h j’avale un déjeuner à Toksun sans savoir que cette journée sera celle de tous mes records. Quittant Turpan je traverse un village à -20 mètres sur le compteur de l’altimètre de ma montre puis doucement au terme de mes 60 premiers kilomètres de la journée j'entame la montée d’un col, celui-ci est indiqué à 1750 mètres sur ma carte, je transpire durant 50 kilomètres sur une autoroute superbe à sens unique zigzaguant sur un paysage de montagnes moyennes et totalement lunaires. Il n’y a pas âmes qui y vive, pas une goutte d’eau, pas un arbre, pas une cahute à l’horizon, mon seul relais en cas de pépin ou de manque d’eau sera celui des routiers, fréquemment un camion s’arrête, me donne une ou deux bouteilles d’eau minérale, me proposent de m'embarquer jusqu'au col, bref, « les routiers sont sympas ! ». Arrivé au sommet, ma montre confirme 1735 mètres d'altitude, j’ai déjà 135 kilomètres au compteur, je descends pleine bourre au prochain bled et une fois installé dans le seul bouiboui de famille qui accepte de me donner un sommier le compteur de mon vélo affiche 162 kilomètres pour la journée. Il n’y a pas de douche, je me lave d’une serviette éponge passée sous l’eau chaude et me couche après avoir avalée un gros bol de nouilles.
Le Xinjiang est une région difficile, c’est la plus grosse province de Chine, sa capitale, Wulumuqi, est la ville la plus éloignée des océans. Ici il fait -30 à -40 degrés en hiver, les étés sont ardents et au printemps les vents balayent tout. Les lignes droites des routes que j’emprunte sont interminables, elles traversent des coins totalement vides de toutes traces de vies humaines ou seul des arbustes subsistent. Parfois je pense que je suis givré de traverser ce coin là en pédalant. Comment les caravanes de cette route de la soie ont-elles fait ? J’imagine ces hommes en sandales, leur couteau à la ceinture, marchant au côté de leurs bestiaux sur des pistes à peine visible ou suivant simplement les flancs de ces chaines de montagnes qui bordent le Gansu puis le Xinjiang et son désert du Takla-Makan. Un voyage entre Xi’an et l’Europe devait certainement prendre près d’un an.
Chaque après-midi le vent continue de se lever et m’en faire voir dans tous les sens : Ouest, travers Nord, puis travers Sud mais jamais un vent d’Est ! Je continue de l’insulter et j’ai fini par être convaincu que dès que je descends d’un pignon arrière pour prendre un brin de vitesse il se joue de moi automatiquement en m'envoyant un coup de fouet qui me contraint à conserver ma vitesse d’escargot. Je passe des heures à rouler à 12/14 km/h, c’est usant pour le moral et mon postérieur. Mon réconfort se matérialise via deux choses bien distinctes, d’une part les glacières des quelques stations d’essence que je croise, à chaque arrête je bois près d’un litre et demi de thé glacé ou de soda chinois en tout genre. Et d’autre part ces vergers et champs de cultures qui précèdent chaque village ou ville, le mariage entre l’homme et la plantation est un miracle terrestre ! Les arbres filtrent le vent et l’atténuent, l’air est un brin moins sec et surtout j’ai plus de choses à observer puisque la vie s’y écoule tranquillement.
Avant d’arriver dans la ville de Korla, au lendemain de ma journée des records je constate ma première crevaison depuis Shanghai. Mon pneu arrière XR Marathon de la marque Schwable est à plat au matin de mon réveil. Après réparation je soupçonne ma chambre à air chinoise d’être de mauvaise qualité.
A Korla je suis accueilli par Qian Papa, le père de mes amis chinois et jumeaux, Pascal et Olivier Qian. Olivier s’étant marié avec ma collègue et amie Daisy Zhang. La famille Qian est une famille chinoise Han qui vit depuis longtemps au Xinjiang, leur père travaille entre Wulumuqi et Korla pour son affaire d'équipement électronique. Il m’a réservé un hôtel très confortable et m’invite à dîner dans un grand restaurant local. Je me couche bourré comme un Boris Yeltsin, après avoir mélangé vin, alcool de riz et bière sans avoir bu d’alcool régulièrement depuis 2 mois.
Suivent deux journées dont les après-midi sont une lutte au corps à corps contre les vents du Xinjiang avec une invitée supplémentaire: la chaleur, je pédale depuis deux jours avec mon chapeau.
Kuça est une ville qui comme dans toute ville chinoise des régions reculée est scindée en deux parties : l’une à forte influence Han, sorte de ville neuve constituée d'avenues larges et de bâtiments récents et l'autre, la vieille ville, habitée en majorité par les Ouïgoures, l'ethnie do'origine, avec ses ruelles biscornues et ses mosquées de quartier; tout y est plus joyeusement bordelique. Là une famille sur sa charrette au cul d’un âne, ici un vieillard et sa toque d’astracan descendu de ses montagnes, tout s’écrit en arabe, je dine dans un restaurant, aucun des serveurs ni même le patron des lieux ne comprennent le mandarin, bon sang mais comment pouvons-nous appeler cela la Chine !
De ma chambre d'hôtel ma vue plonge sur la chaîne des Halke Shan à l’horizon nord-ouest de ma fenêtre et d’où gronde un vent balayeur….me narguera-t-il encore de matin au réveil ?
Kashgar (enfin!), province du Xinjiang, Chine, le 23 Mai.
A Kuça j’ai découvert avec plaisir la fourmilière orientale de la vieille ville ou j’ai dégusté les plus grosses brochettes de mouton de mon existence dans un restaurant vieux comme le monde et apportant une impression réelle d’étape de la route de la soie. Le lendemain j’enchainais en direction d’Aksu, dernière grosse ville avant la légendaire Kashgar. Ce jour-là j’ai battu mon record pédalant 194 kilomètres de 9 heures à 20 heures, bénéficiant durant les deux premiers tiers d’un miraculeux vent dans le dos. Depuis Kuça mon pire ennemi semble changer son fusil d’épaule pour devenir un allié et cela me procure un coup de boost inesperé. Les kilomètres défilent, ma monture métallique parait plus légère, ma moyenne de vitesse tourne autour des 27 kms/h ce qui est un vrai régal. Un soir je dors dans une auberge d’étape dégueulasse et véritable puanteur, rien de valable dans la nature alentour ne s’offrant pour y camper décemment. Je me lie d’amitié avec le fils du restaurateur Ouïgoure d’en face, il parle un peu anglais donc souhaite pratiquer, je lui parle de la France, sa famille est de Kashgar. Il rêve de visiter de l’Inde et de partir étudier en Amérique. Je suis réveillé à 2 heures du matin cette nuit-là par la police qui effectue le contrôle de mon passeport qu’ils photographient avec un numérique Sony des années 1990. Le jour suivant, je file vers Aksu, la campagne la précédant est ce jour-là le théâtre d’un véritable balais de carrioles d’ânes, tous les attelages se dirigent vers le bazar du coin, chaque jeudi s’y assemble un véritable marché aux bestiaux que tous les paysans et éleveurs de la région se doivent de visiter. Je ne m’y arrête que très furtivement tant j’attire tous les regards comme des mouche sur un pot de confiture faisant concurrence au plus barbu des boucs, au plus gros des moutons et au plus bossu des chameaux que j’aperçois de loin.
Je reçois des appels locaux sur mon téléphone chinois, presque tous les 2 jours. J’ai dû donner mon numéro à déjà une bonne vingtaine de personnes alors ceux-ci me rappellent avec leur accents du Gansu, du Qinghai ou du Xinjiang et me demandent ou j’en suis, comment je vais et si je me souviens d’eux ! Question à laquelle je réponds systématiquement avec détournement et moult circonvolutions pour camoufler ma gêne et éviter de froisser mon interlocuteur. Bref, le dernier en date fut l’homme providentiel de Luntai, qui me recueilli dans son véhicule sur le bord de la route lors de l’’une de mes dernières luttes acharnées contre le vent.
Aksu est une grosse bourgade sans intérêt, je m’y douche et y mange goulûment au Dicos local. Lors d’une balade je visite un centre commercial flambant neuf ou toutes les marques de cosmétiques viennent inonder ce Far West chinois encore si déconnecté du reste du monde il y a quelques années. Désormais les mosquées de quartier subsistent aux côtés d’immeubles de 30 étages en construction et qui abriteront bureaux et centres commerciaux. Le rouleau compresseur chinois de nos amis Hans impose un rythme à marche forcée.
Mais que souhaiter d’autre à cette région ? La Chine apporte le développement économique et son « mieux-vivre » indiscutable. Certes cela boulverse une culture, des coutumes, déboussole les vieillards, impose le standard liguistique du mandarin etc…Tout cela crispent les groupes ethniques originaires de cette région. Mais quoi d’autre sinon cette marche forcée chinoise des Hans ? Des décennies de guerre comme en Afganistan ? Des tyrans qui musèlent leurs peuples comme dans la plupart des Stans d'Asie Centrale ? Un bordel inextricable comme celui du Pakistan ? Ou bien des fous d’Allah talibans ? A choisir je prends l’option chinoise, certes autoritaire mais qui a le mérite d’aller de l’avant, apportant un confort matériel réel même si sur bien des points la manière de faire n’y est pas et que les blessures de l'intransigence des années Mao sur le Xinjiang, régions longtemps interdite aux étrangers (bases militaires, essaies nucléaires, camps de travaux forcés etc) sont encore vives dans la mémoire collective des Ouigours.
Je reprends mon récit plus terre à terre. Quittant Kuça, j’attaque le dernier tronçon jusqu’à Kashgar. Les derniers 460 kilomètres vers la cité mythique de la route de la soie correspondent parfaitement à l’image que je m’étais faite de cette traversée du Xinjiang. Sur ma droite, plein Nord donc, de belles montagnes moyennes, multi couleur, aiguisées comme les dents d’un pignon de pédalier Shimano et à ma gauche le désert du Takla-Makan s’étallant à perte de vue. Je n’en aperçois que des arbustes posés sur le sable jusqu’à ce que l’horizon sablonneux ne se confonde avec le ciel poussiéreux. Les vraies dunes désertiques des cartes postales sont encore trop éloignées. La nationale G314 file dans ce décor somptueux néanmoins hostile et des plus arides que je n’ai traversé. Je roule dans des no man’s land sur 100 ou 150 kilomètres : pas un baraquement, pas âmes qui y vive ni même une bestiole quel qu’en soit son espèce.
Dans les bleds d’étape certains hommes affichent de beaux yeux bleus, ils sont kirghizes ou tadjiks, l’un d’entre eux porte un haut bonnet en feutre marron, sa barbe est fournie et les traits de son visages des plus caucasiens. Malgré tout cela, sa carte nationale d’identité est bien chinoise, langue dont il ne comprend que quelques mots et qu’évidemment il ne lit et n’écrit pas.
Durant 3 jours je ne me douche pas et compose avec une serviette éponge et mes gourdes d’eau en guise de toilette du soir avant le couché. J’assiste par hasard à l’égorgement d’un mouton de 45 kilos qu’un seul homme va dépecer très professionnellement en exactement 45 minutes, sacré coup de couteau et quelques années d’expérience au compteur très certainement. Il lui en a couté 1800 CNY donc à peu près 200 euros. Tous me demandent le prix d’un mouton français, je n’en sais fichtre rien mais pour ne contrarier personne j’annonce 400 euros, le mouton chinois est moins cher, tout le monde est ravi, mieux vaut vivre en Chine.
Les Ouïgours sont comportementalement très différents des chinois Hans. Ils sont plus avenants, plus gueulards, touchent à tout, posent des tonnes de questions sur notre monnaie unique européenne et surtout me demandent souvent si je suis déjà allé en Turquie. Le pays d’Atta Turc est le rêve de tous les Ouïgours : c’est le symbole d’une nation musulmane forte et moderne dont les racines linguistiques sont communes à celle du dialecte du Xinjiang. Tous écoutent de la pop turque, visionnent des DVDs turques, mangent des barres de chocolats turques importées et sont fans des équipes de football turques.
Les derniers 150 kilomètres avant Kashgar sont difficiles, je pédale sur des lignes droites interminables et une fatigue psychologique m’envahit cette dernière après-midi, si proche de ma destination chinoise finale. Je gueule, crie à tue-tête, injurie quoi que ce soit, bref, je pète un câble, seul avec moi-même, comme pour arriver à Kashgar déchargé d’une quelconque nervosité accumulée durant des journées difficiles.
Et Kashgar est un choc, un vague souvenir de mon trip de 2002 avec Brice occupe encore ma mémoire. Nous avions fait Lhassa-Kashgar en auto-stop, cramponnés sur des remorques de camions, le voyage avait duré 15 jours. Débarquer ici à vélo est tout aussi exceptionnel. La campagne alentour étale ses portiques de bois arborant des kilomètres de feuilles de vignes. Les vergers regorgent de légumes et de fruits, les maisons plates en terre demeurent, ici et là, discrètement. La ville est posée dans un cirque montagneux, au nord la chaine des Halke Shan que je longeais et à son Sud-Est les Kunlun Shan, immenses, enneigées, rempart naturel séparant la Chine du Tadjikistan, de l’Afghanistan et du Pakistan. S’y faufile la réputée Karakorum High Way et quelques sites touristiques et autre lacs de haute altitude en valant largement le détour. Kashgar est une cité bouillonnante, la vieille ville résiste encore un peu aux bulldozers chinois des programmes de reconstruction. S’égarer dans une ruelle est un retour en arrière : forgerons ; boulanger et leur fourneaux de trottoirs, barbiers, étales en tout genre, femmes Kirghizes vendant leur yaourts frais, vieillards accroupis épiloguant sur tout et rien. Je flâne, fume une clope après avoir avalé des brochettes de moutons et bu un coca frais. Comme beaucoup je termine ma journée accroupis sur un trottoir et j’observe durant de longues minutes cette rue orientale ou pas une minute du temps qui s’écoule ne se ressemble. Les femmes toutes enturbannées en couleur traversent la voie d’un pas pressé, les hommes et leur barbes poivre et sel se font sentinelles à un croisement, les gamins et leur osselets occupent les arrières plans. Parfois j’observe un chinois Han ouvrier se faufiler discrètement sur son vélo, au milieu de cette rue qui n’a rien de chinoise. Puis soudain toute la scène se crispe très légèrement, un camion militaire aux vitres grillagées passe, les gyrophares scintillants dans la nuit, deux minutes après la rue reprend son ballet nocturne que je quitte pour me coucher fenêtres ouvertes et bercé par ce vacarme centre asiatique.
Kashgar, province du Xinjiang, Chine, le 29 Mai.
Une semaine que mon compteur ne tourne plus. Mercredi j’ai retrouvé Hui Hui, venue de Shanghai passer quatre jours ensemble avant que nous ne soyons séparés deux mois jusqu’à nos prochaines retrouvailles d’Istanbul, début Août. Jeudi matin nous partions en direction du lac Karakul, qui se situe à 3600 mètres d’altitude, à 4 heures de route de Kashgar. Depuis des mois je rêvais de faire découvrir à Hui Hui un coin de nature épurée, majestueuse et montagnarde avant tout. Nous avons été servis. La route file entre des roches de toutes les couleurs tout en frisant la frontière Tadjique de quelques kilomètres. Les check-points militaires sont fréquents comme pour toute région frontalière. Arrivés au bord du lac nous avons trouvé une yourte en pierre ou passer la nuit chez l’habitant. Des Kirghizes vivent ici, ils sont chinois de nationalité mais depuis toujours montent leur chevaux ou chameaux et vivent sur ces terres devenues « Xinjiang » et eux « groupe ethnique minoritaire de Chine ».
Malgré le vent et un temps moyennement idéal, l’endroit est calme, reposant et en impose. Le plan d’eau est entouré de pics enneigés dont le Mont Muztagata qui culmine à 7546 mètres et le Mont Kongur à 7719 mètres. Les yacks paissent et parfois le ronronnement d’un camion qui file sur cette mythique Karakorum High Way vient percer ce silence des cimes. Nous passons une nuit fraiche et agréable emmitouflés dans les couvertures que la grand-mère Kirghize a préparé pour nous. Au réveil le temps et meilleur, nous payons nos hôtes et partons nous promener une dernière fois autour du lac avant de rentrer à Kashgar.
Mon vieux pote Vincent de Haute-Savoie débarque à Kashgar le vendredi soir, après un vol courageux : Lyon-Bruxelles-Pékin-Wulumuqi-Kashgar. Il est passé entre les cendres d’un de ces volcans Islandais au nom imprononçable et samedi matin, nous voilà dans l’unique magasin de vélo de la région qui vende du Shimano et des cadres correctes. Malgré ses sacoches à vélo de qualité médiocre, empruntées à sa belle-mère qui les utilisa dans un tour de Corse en 1986, Vincent est désormais équipé pour se joindre à moi et j’ai déjà décidé de le surnommer « le roumain » de notre équipée. Je ne manquerai pas de prendre des photos de ses magnifiques sacoches vertes et violettes…faites du même textile que celui de mon sac à dos Millet de mes années de scoutisme, il y a 20 ans.
Pour l’heure, nous attend une autre route mythique, la Pamir High Way du Tadjikistan, que nous parcourrons après un crochet de quelques jours par le Kirghizstan que nous atteindrons lundi 30 dans l’après-midi
Asie Centrale
Douchanbé, Tadjikistan, le 10 Juin. Kirghizstan et la route du Pamir.
De Kashgar Vincent et moi avons rejoint Irkestan pour entrer au Kirghizstan. Après une matinée de voiture et nos vélos bien arrimés nous arrivons au poste frontière chinois. Une dernière fois j’ai contemplé la Chine puis lui ai tourné le dos pour remplir la partie « Departure » de ma carte d’immigration. En réalité c’est le jeune officier militaire présent sur place qui l’a rempli pour moi à l’aide d’un système automatisé qui avait pré-scanné mon passeport, ce poste frontalier de l’extrême ouest chinois est plus moderne que celui de l’aéroport de Pudong à Shanghai! Une fois cette paperasse achevée, nous passons la douane et saluons une dernière fois les chinois pour enfourcher enfin nos vélos. Le temps est optimale, nous pédalons quelques 5 kilomètres jusqu’au poste frontière Kirghize et dépassons la colonne de camions chinois qui attendent de passer la frontière.
Bing le choc ! Une première maison de style russe, déglinguée, abritant des militaires kirghizes apparait, dans une cabane en tôle défoncée nous procédons à un premièr check-up de nos passeports et visas qui seront vérifiés et tamponnés ultérieurement à un autre poste en construction, qui aura un jour une bonne gueule. Mais pour l’heure je tends nos livrets bordeaux à une lucarne et attends que le jeune officier kirghize valide nos documents. J’observe l’intérieur de sa cahute, c’est comme entrevoir l’ameublement d’un appartement kitch: j’aperçois un vieux frigo soviétique sur lequel est posé un bouquet de fleurs, les murs sont tapissés de motifs de mauvais goût, une vieille table en bois sur laquelle sont éparpillées des conserves de poissons russes entamées et une bouteille de vodka donne l’impression d’une fin de repas d’ouvriers. Rien ne s’apparente à un bureau de l’immigration kirghize!
Mais passons, nous voici au Kirghizstan, superbe, alpin, verdoyant et vallonné. Nous sommes en pleine extase, c’est si différent de l’aridité du Xinjiang. Vincent pédale à bon train, je le suis dans ce paysage de rêve. Nous traversons nos premiers villages Kirghizes, les enfants courent après nous puis une dizaine de kilomètres plus loin la route devient défoncée, des chinois la restaurent, ça n’est plus qu’une simple piste. Le vent se lève, la fin de journée approche, le froid s’intensifie. Nous continuons de pédaler, Sary Tash est à 60 kilomètres. En prenant de l’altitude nous ajoutons des couches de vêtements : pantalon, polaire, puis la veste Goretex. Sous nos gants nous rajoutons nos gants de soie mais rien n’y fait, le froid est rigoureux, le ciel se couvre et en 20 minutes c’est une tempête de neige que nous sommes en train de prendre dans la gueule. La fatigue nous gagne, la nuit tombe, un camion providentiel s’arrête, deux hommes et un petit garçon sont à bord, nous embarquons nos vélos dans la remorque et filons droit vers Sary Tash pour nous endormir dans un « home stay » très confortable ou nous buvons un bon thé chaud accompagné de pain et de beurre.
Le lendemain le temps est très moyen pour ne pas dire mauvais, nous avons 15 jours devant nous pour traverser le Tadjikistan via la mythique Pamir High Way et longer la vallée du Wakhan pour regagner Douchanbé aussi nous ne souhaitons pas nous attarder aux premières étapes. Nous décidons de lever le camp et enfourchons nos vélos en direction du poste frontière Kirghize situé au pied de la montée du col du Kizil Art, à 4260 mètres d’altitude. Il est 11 heures du matin, une deuxième tempête de neige s’abat sur nous, nous arrivons trempés et transit de froid au poste frontière ou nous patientons plus d’une heure entre deux gardes kirghizes armés de leur kalachnikovs. Une fois avoir quitté la Kirghizstan nous pédalons une heure jusqu’à l’unique maison du no man’s land qui règne jusqu’au col. Nous passons l’après-midi et la soirée autour du poêle à charbon de la salle que la famille d’accueil nous cède moyennant quelques Som Kirghizes. La tempête bat son plein cet après-midi, 10 centimètres seront tombés durant la nuit et au réveil le manteau blanc recouvre tout.
Au petit matin la route est praticable, le jeune garçon de la maisonnée sort ses yacks de leur enclos, les enfants sortent jouer dans la neige. Nous saluons nos hôtes une dernière fois et entamons la montée du col. A 20 kilomètres du sommet nous croisons le 4x4 Mitsubishi camping-car d’un couple de bretons en voyage dans la région, nous bavardons quelques minutes et poursuivons. C’est notre premier gros col et j’en bave, la route n’est plus qu’un chemin boueux que la neige fondante rend impraticable. Je ne peux plus pédaler, je pose pied à terre et dois pousser mon vélo. Vince lui est plus léger, ses pneus plus fins et en bon montagnard il ne renonce à rien, il pédale et en viendra à bout. Nous atteignons le sommet fatigués mais heureux, nous sommes physiquement au Tadjikistan, prenons trois photos mais le froid et le vent sont tels que nous ne nous attardons pas. La boue accumulée sur mes pneus, mes jantes, mes rayons, patins de frein et autres partie de mon vélo ont fini par geler si bien que je pense être en train de porter 2 ou 3 kilos de boue supplémentaire….C’est l’enfer, j’essaie de m’en dépatouiller mais c’est impossible, tout est figé.
Les gardes-frontière tadjikes ont les traits caucasiens, ils sont sympathiques et l’ambiance est bonne. L’un d’entre eux à une tête de Robert Deniro, il porte un flingue à son holster sous le bras, une barbe de 8 jours, un bonnet noir et des lunettes de soleil avec un gros col roulé noir sur pantalon kaki + bottes en cuire. Ce ptit côté mafia du Caucase persuadera quiconque de ne lui être que sympathique et de ne pas lui chercher la p’tite bête.
Une fois nos visas tamponnés et la douane passée nous filons sur une piste défoncée en toit de tôle pour ensuite retrouvé un bitume régulier en direction du lac Karakul, notre première étape Tadjique. Nous franchissons ce jour-là un deuxième col, celui d’Uy Bulak à 4232 mètres avant de nous extasier devant la beauté du lac, joyaux tadjik turquoise cerclé des montagnes du Pamir dont le fameux pic Lénine qui culmine à 7134 mètres. Nous atterrissons dans un home stay pour la nuit, le froid est glaçant et les nouilles chaudes du diner, succulentes. Un motard autrichien crèche lui aussi ici, nous bavardons ensemble quelques instants, il s’appelle Joseph et roule en Honda Transalp des années 1990.
Le lendemain nous reprenons cette route du Pamir, que les russes construisirent il y a un siècle pour mieux contrôler militairement la région et pédalons avec un bon vent de face en direction du col Akbaital qui culmine à 4655 mètres. Le goudron disparait à 40 kilomètres du sommet, il nous reste quelques 500 mètres de dénivelé à parcourir tout en piste avec un vent de face là aussi. J’halète, je souffle comme un buffle mais tiens le rythme. Vincent est en bonne forme, il est systématiquement devant moi, son entrainement VTT de ces derniers mois au-delà du fait qu’il est un solide montagnard font de lui le coéquipier parfait dont j’avais besoin pour m’attaquer au Tadjikistan en vélo. Il prend de l’avance sur moi et au bout d’une ligne droite, le dernier coup de cul apparait : la piste se raidit, elle file en zigzague entre roche et flancs de montagnes, je suis découragé mais dos au mur, ce jour-là seuls 4 véhicules nous dépassent ou nous croisent. Je tente le dernier raidillon en pédalant mais mon souffle est trop court, à 4100 mètres, les 17 kilos de mon vélo et les 28 ou 30 kilos de mes sacoches ont raison de ma force motrice et de mon pédalier. Je pose pied à terre et pousse, pousse, pousse…à 4300 mètres je respire bruyamment, l’impression d’être un bovin haletant. Jamais je n’en ai autant chié, j’avance de 40 mètres puis reprends ma respiration 5 minutes et ainsi de suite jusqu’au sommet. Vincent me décharge d’un sac sur les 200 derniers mètres et m’accompagne psychologiquement, à un moment je craque et m’effondre en larmes une minute, sorte de décompression psychologique durant l’effort, cela me fait un bien fou, le col approche, nous ne nous attardons pas car le vent et le froid s’intensifient. En pleine descente à 4400 mètres nous nous arrêtons chez des tadjiks qui nous accueillent pour la nuit, les femmes nous servent du pain, du yaourt de yaks et du thé, c’est la résurrection, nous sommes fatigués mais dormirons mal puisqu’à 4400 mètres l’oxygène est plus rare et la pression atmosphérique différente.
Le lendemain est une journée de descente vent de face, jusqu’à la ville de Murgab. Nous pédalons à travers des vallées mortes, vides de toutes forme de vie mais ou la roches et ses cimes et arrêtes ne cessent d’être un spectacle grandiose pour nos yeux ahuris par cette nature de bout du monde. A notre gauche, pleine Est donc, les barbelés de la frontière chinoise, datant soit disant de l’ère soviétique, durant 300 kilomètres ils ne cesseront de suivre cette route du Pamir. Nous tenterons d’en comprendre les raisons, en vain…les versions sont divergentes: la Chine a racheté des parcelles de terrain au Tadjikistan, la clôture est neuve ou bien au contraire elle date en effet de l’ère soviétique et a été restaurée par les chinois. Anyway, anyhow ! …les chinois arrivent, discrètement mais sûrement et plus lourdement qu’auparavant, forts de leur désormais indiscutable statut de grande puissance. Chemin faisant nous croisons quelques bergers et leurs troupeaux de yaks, moutons et autres brebis que nous saluons d’un « Salam ale cum » à chaque fois fraternel et chaleureux. En avançant tout est là pour se vider l’esprit et réfléchir, le mental baignant dans un bain contemplatif et passif que seul le vent, par rafale, stoppe net pour briser ce silence envahissant et nous rappeler à notre effort physique.
Murgab est une ville de Far West, à 14 heures ses rues offrent le triste spectacle de l’homme sous l’emprise de la vodka russe. Sur les conseils d’amis français nous logeons chez Jorge et Maria, un couple d’une soixantaine d’années ayant eu, à la vue des photos et autres bibelots qui ornent leur maison, une vie bien remplie sous l’ère soviétique; des gens très ouverts vers le reste du monde. Malheureusement en 2011 leur trajectoire de vie s’enfonce dans la désolation, la lassitude de vivre sans doute, le tout imbibé de vodka et de violence familiale. Maria et ses yeux sombres bridés, le visage drapé de son foulard traditionnel est une femme belle et charismatique mais fatiguée, Jorge est bourré en permanence et apparait tel un débris humain que sa dignité a laissé là, sur le bord de la route. Nous ne nous attarderons pas à Murgab, je réussirai à me connecter au seul poste internet de la ville tandis que Vince fait des provisions de barres de chocolat et de conserves russes au bazar local, sorte de rue à containers maritimes en dernier voyage et qui parfois se retrouvent soudés au plateau du camion Kama3 russe d’un marchand ambulant.
Nous filons le lendemain pour aborder notre troisième col à plus de 4000 mètres, celui-ci n’est pas trop difficile mais arrivé à son terme un vent à décorner des yacks nous stoppe net, nous sommes contraints de faire un truck-lift de 50 kms jusqu’à Alichur que nous atteignons ver 17h. De là, Vince me vend une escapade en piste de 25 kilomètres jusqu’à un soit disant village de rêve en bordure de lac ou nous pourrons dormir et nous reposer un jour. En cette fin de journée j’accuse un peu le coup mais accepte et nous voilà reparti pour 25 kilomètres de piste….nos postérieurs souffrent, nos fourches télescopiques aussi, les sacoches claquent sur les armatures de nos porte bagages et au lieu d’arriver « vers 20h », c’est à 22H30 et au bout de 40 kilomètres, à la frontale et boussole + carte que nous atteignons le village de Boulounkoul (« Bouillon de Couilles » en français....ah ah ah). Un homme en gros col roulé sombre nous accueille à l’entrée de ce hameau de haut plateau, c’est le portrait craché de Gérard Lanvin, en plus bronzé et mal rasé, nous dormons chez lui, il a aménagé une large partie de sa maison en « home stay » pour les quelques touristes qui défilent ici chaque année. Je crève de faim, il nous sert du poisson sec et fumé délicieux accompagné de thé et de pain que je tartine d’un beurre de yack salé et crémeux juste à point.
Nous passons la journée du lendemain à ne rien faire si ce n’est glander auprès d’une source d’eau chaude naturelle ou nous effectuons lessive, rasage de trognes et lavage complet de nos maigres carcasses. L’après-midi je discute armé de mes 4 mots de russe avec des habitants du village avant que nous ne prenions dans la gueule une tempête de sable de tous les diables qui ne durera qu’une vingtaine de minutes tout au plus en fin de journée. Le soir nous mettons le viande dans le torchon à 21 heures et c’est frais et dispos que nous remettons les voiles le lendemain matin après un petit déjeuner inoubliable car relevé d‘une crème de beurre de yack délicieuse…je pense que même la mère Richard des Halles de Lyon , malgré toutes ses brebis et vaches du Cantal ne saurait égaler la fraicheur et ce goût des Pamirs si particuliers.
La vallée de Wakhan face à l’Afganistan et Douchanbé.
Nous quittons Boulounkoul pour le dernier col des Pamirs, 18 kilomètres de pistes pour retrouver la M41, nom de code de la route du Pamir, sur quelques kilomètres avant de bifurquer sur la piste du col de Kargush, à 4344 mètres d’où nous descendrons plein sud en direction de la frontière afghane. Ce matin-là et malgré le petit déjeuner succulent de notre Gérard Lanvin tadjike, je démarre mal la journée, je suis faible, mal luné, je râle et j’en ai plein le dos, pour ne pas dire autre chose, de mouliner sur de la piste. Vincent me vend une trajectoire tout en goudron vers le col du Kargush puis vers l’Afghanistan….évidemment il n’en est rien, ça ne sera que pistes, piste et re-piste. Arrivé au pied des 30 kilomètres qui gravissent jusqu’au col nous nous arrêtons pour prendre notre décision : ira-ira pas ? Rien de difficile à trancher, longer l’Afghanistan nous en rêvons depuis des mois, nous voilà parti et à ma grande surprise c’est en priant en pédalant que je puiserai dans mes ressources physiques pour parvenir sans grande peine aux 4344 mètres d’altitude de ce col de Kargush laissant la voie libre vers l’Afghanistan, la rivière Pamir et la vue des Hindukushs et leur 7500 mètres de pics rocheux.
En arrivant dans la vallée du Wakhan nous effectuons un check-up de nos passeports à un poste tadjik que des bunkers militaires supportent en sous-sol. Face à nous l’Afghanistan, à son extrême Nord-Est, ce corridor du Wakhan donne à ce pays mythique une frontière commune avec donc le Tadjikistan, la Chine et le Pakistan. Je savoure enfin, cramponné à mon guidon de vélo ce moment unique, celui d’entrevoir enfin cet Afghanistan majestueux dont je ne cesse d’entendre tristement parler depuis mon enfance. Admiratif d’Ahmad Shah Massoud, chef militaire modéré de l’Alliance du Nord assassiné quelques jours avant le 11 Septembre 2001, je l’imagine là, se déplaçant, il y a 10 ans, d’une vallée à l’autre, dans son Toyota Land Cruiser ici pour donner des instructions à ses troupes, là pour effectuer des relevés stratégique en vue d’une prochaine attaque contre les percées talibanes plus au sud. Wakhan, la vallée du Panchire, bref tout le quart Nord-Est du pays étaient son territoire, dernier quartier de tolérance face à la foudre talibane lorsque le reste du pays croupissait sous cette botte de fanatisme.
Mais revenons à nos moutons afghans ! Nous filons sur une piste sablonneuse à quelques mètres de la rivière Pamir qui fait office de frontière. Plus tard nous plantons la tente en bordure de rivière sur un green de golf que nous chipons à quelques moutons et brebis. Le bivouac est idéal, en bordure de cours d’eau, l’Afghanistan est là, à 30 mètres de nous. Un berger nous salue puis disparait au loin, une bergerie de pierres beiges donne l’unique trace de civilisation dans notre champs de vision afghan.
La journée qui suit est grandiose, la rivière s’enfonce peu à peu pour redescendre vers Langar à des altitudes plus raisonnables, entre 2500 et 2800 mètres. La piste continue de chahuter nos vélo, un rayon sur ma roue arrière cédera, je crève un pneu, Vincent également. Mais tout est immensité et en face, en Afghanistan, les hommes semblent vivre sur un autre rythme. De loin j’aperçois une caravane de yacks et des hommes et des femmes tous habillés de rouge, plus tard une caravane de chameaux, avançant de ce pas lent et singulier. Nous croisons ce jour-là un groupe de motards anglais, suisses, australiens et canadiens qui effectuent un Londres-Pékin sur de grosses cylindrées BMW et Yamaha. La route est un spectacle permanent, l’air est pur et l’eau coule ici et là, les Pamir à l’instar du Tibet, sont le château d’eau de la région, en particulier de l’Asie Centrale.
Cette piste malgré sa poussière et son état médiocre est plus empruntée que la route goudronnée des Pamirs. Des vieux camions russes transportent des gens par grappes dans leurs bennes, des Land Cruiser de l’ONU ou d’autres organismes humanitaires passent à toute berzingue et sans arrêt nous croisons des familles tadjikes et leur troupeaux montant vers les pâturages des hauts plateaux, nous sommes en pleine période de transhumance, vaches, moutons, brebis, agneaux, veaux, chiens de bergers, tous sont au rendez-vous, telle une mosaïque vivante ils avancent lentement vers les 4000 mètres qui leur offriront verdure et eaux fraiches durant tout l’été.
Nous dormons une nuit à Langar, ville oasis après être descendu des hauts plateaux. Les arbres flottent au vent, les enfants courent dans les vergers et notre piste sillonnent cette bourgade à flanc des montagnes Tadjikes, face à l’Afghanistan. Peu après nous rencontrerons Brenda et Peter, des belges qui nous devancent de 40 kilomètres mais que nous rattraperons grâce à un lift de 40 kilomètres entre Langar et Ishkachim. Nous parcourrons les derniers 110 kilomètres de pistes jusqu’à Khorog à leur côté, pédaler à quatre offre une autre dimension au voyage, c’est très agréable. Jusqu’à Khorol, la rivière qui nous sépare de l’Afghanistan n’est plus celle du Pamir mais la rivière Pange, elle est plus grosse et bouillonnante, des hélicoptères militaires russes la survolent par moment, les patrouilles tadjikes de gardes-frontières sont plus fréquentes, trafic d'opium (entre autres) oblige! De part et d’autres la différence entre les deux pays est nette : cet Afghanistan sunnite parait plus pauvre et délaissé, les hommes ont tous les jambes et les bras couverts, les femmes sont voilées mais je n’apercevrai qu’une seule burka bleue. Ici au Tadjikistan, la majorité de la population est ismaélienne autrement dit leur dogme est régit par un Iman et non par le Coran ou alors d’un sunnisme particulièrement modéré. Je soupçonne le vernis areligieux de l’ex-empire soviétique d’y être pour quelque chose ! Je ne m’étendrai pas sur ce sujet théologique complexe mais en résumé, la population est soit musulman ismaélien, branche chiite modérée ou bien sunnite modérée. D’apparence tout parait très tolérant et ouvert. Il est à noter néanmoins qu'après des années de guerre civile jusqu'en 2002, le pays se remet à peine de sa gueule de bois sanguinaire. Les femmes tadjikes portent un court foulard sur la tête, les hommes sont ou non calottés et une mosquée par village leur parait amplement suffisante.
Nous atteignons Khorog accablés de fatigue après une journée de 110 kilomètres de piste, nous y dormirons et souffleront une journée avant de décider d’en repartir véhiculés pour rejoindre Douchanbé en 16 heures de Mitsubishi Pajero, nos vélos arrimés sur la galerie et secoué telles des cerises dans un shaker sur une route tantôt en piste tantôt en asphalte défoncé et qui certainement si nous l’avions pédalé aurait été le coup de grâce fatale sur nos vélo déjà bien mal menés jusqu’alors.
Douchanbé est une capitale microscopique de 40.000 âmes entourée d’une campagne vallonnée précédent des montagnes moyennes, nous rencontrons quelques militaires français en poste sur la base arrière de l’aéroport de Douchanbé qui ravitaille l’ISAF en Afghanistan. De larges avenues bordées de gros platanes et des jardins verdoyants garnissent les espaces libres de cette ville qui n’a rien de semblables avec ses provinces du Pamir et des régions frontalière de la Chine et de l’Afghanistan. Ici tout est russe et occidentalisé et surtout plus rien n’est trop déglingué au contraire des no-man’s du Pamir, trop éloignés, trop élevés et trop peu peuplés pour constituer une priorité nationale. Je discute à plusieurs reprises avec des ouvriers chinois qui restaurent le bitume des grandes avenues de Dushanbé. Leurs salaires ne sont que légèrement supérieurs à ce qu’ils toucheraient en Chine mais ici au moins, il y a du travail et les places sont moins chères me dit une chinoise ouvrière qui prend sa pose, accroupie sur un trottoir.
En marchant tranquillement j’ai l’impression d’être en Europe, sous les platanes d’une rue lyonnaise, l’air est léger, tout est agréable, rien n’est excédent. Le vent est une brise, la chaleur une caresse, l’altitude est raisonnable et la verdure empêche toute poussière de venir me salir ou me poudrer les yeux.
Le temps me manque, je dois effectuer mon visa pour l’Azerbaïdjan à Tachkent car le consule Azéri de Douchanbé est en vacances jusqu’au 24 Juin ! La fatigue accumulée durant ces 12 jours de vélo et 750 kilomètres entre 3800 et 4600 mètres ont fini pour me rattraper, je ne pèse plus que 78 kilos pour 1,95m, il est temps pour moi d’avaler quelques hamburgers et verres de Coca-Cola. Ce week-end je retrouverai mes parents en Ouzbékistan pour une semaine plus calme et culturelle et ce soir je saluerai Vince qui s'envolera cette nuit vers la France via Air Baltique pour retrouver Sandy et ses enfants dans nos Alpes françaises.
Boukhara, Ouzbékistan, le 23 Juin
A Douchanbé je me suis retrouvé face à un mur de complications que je qualifierai de « centre asiatiques ». Ayant décidé de ne pas pédaler sous le soleil iranien en plein mois de juillet pour plutôt traverser la Mer Caspienne en ferry et rejoindre Bakou la capitale de l’Azerbaïdjan, je suis contraint de me procurer le sixième visas de mon itinéraire. Devant le portail de l’ambassade d’Azerbaïdjan de Douchanbé, le responsable en poste me confirme que Monsieur le Consule est en vacances en Turquie jusqu’au 24 Juin, par conséquent leur ambassade n’est pas autorisée à délivrer des visas. Me voilà dans une impasse, que faire ? J’ai le choix entre Achgabat ou je passerai rapidement lors de mes 5 jours de transit au Turkménistan ou bien filer directement vers Tachkent en Ouzbékistan ou je pourrai retrouver mes parents deux jours plus tôt que notre point de rendez-vous initial à Samarkand. La décision est vite prise, je suis obligé de faire une croix sur 5 jours de vélo pour rejoindre Tachkent, plein Nord, à 500 kms de Douchanbé. Je suis furieux un instant mais Vince calmera ma colère en m’expliquant que tout cela fait partie du voyage ! Mouais…
Il est à noter également que deux passages frontières sur quatre entre l’Ouzbékistan et le Tadjikistan sont actuellement fermés pour cause de désaccord sur des questions d’eau entre Tachkent et Douchanbé. Dans tous les cas cela m’aurait obligé à un détour de plusieurs centaines de kilomètres par le nord ou le sud, le poste frontière de Penjikent, à 30 kms de Samarkand étant fermé depuis quelques semaines.
Au lendemain du départ de Vincent me voici en compagnie d’Ali, un ouzbèke de citoyenneté tadjik, sorte d’armoire normande d’1,90 pour 110 kilos, fort sympathique mais à la tête de « killer », nous sommes assis dans son 4x4 coréen, mon vélo chargé à l’arrière et roulons près de 8 heures sur une route en bonne état excepté lors de l’ascension de deux cols aux dénivelés positifs assez importants. Le soir vers 21h nous traversons Hojand et c’est à Buston, petit village fort accueillant, juste avant la frontière Ouzbèke que je me suis endormi après avoir avalé un bol de plove, le plus populaire des plats régionaux, composé de riz, viande et légumes. Je pédale enfin une dizaine de kilomètres pour passer la frontière le matin suivant et retrouve Constantin, un chauffeur russe ouzbèke que l’agence de mes parents à mis à ma disposition pour arriver à l’Ambassade d’Azerbaïdjan de Tachkent le plus rapidement possible. Je récupère mon visa azéri le lendemain moyennant 130 euros de frais de visa « express ». Cette fois-ci ma voie est toute tracée, finit les tracasseries administratives, puisque après l’Azerbaïdjan, je pourrai passer librement d’un pays à l’autre, sans visa.
Je pose mes sacoches et mon vélo au Palace Hôtel de Tachkent ou j’attends mes parents durant 2 jours, j’ai enfin la BBC et TV5 à l’écran de mon téléviseur et m’abreuve des nouvelles de la planète, bouffe des kebabs et visite un peu la ville en vélo sans grand entrain car la capitale Ouzbèke n’a rien d’extraordinaire à offrir au touriste. Samedi matin vers 4 heures, j’accueille enfin mes parents à l’aéroport pour entamer notre semaine de visites culturelles. Une guide nous prend en main le premier jour, elle a 24 ans et parle un français impeccable, nous sillonnons le centre-ville d’un édifice ou monument à l’autre. L’Ouzbékistan tente d’effacer un maximum de son passé soviétique pour ressusciter ou simplement créer une identité nationale forte. Notre jeune guide nous parle de sa famille, de ses aspirations de femme moderne, avide de liberté, de travail et de multiculturalisme, le tout parfois en conflit direct avec le poids des coutumes locales, musulmanes et familiales.
Les chinois construisent la plupart des édifices neufs, la ville est très verte, les Ladas et autres Uz russes rivalisent désormais avec des micros modèles coréens ou de chez l’américain Chevrolet. De toute la journée c’est la visite du métro de Tachkent que je préfèrerai, infrastructure soviétique encore bien dans son jus, massive, lugubre mais aux designs si particuliers à chaque station. C’est le seul métro d’Asie Centrale construit sous l’ère soviétique. La station des cosmonautes est ma préférée, Niguina, notre guide, nous y promène d’un wagon à l’autre tandis que Papa et moi osons des photos interdites sous le bras, vieux lègue communiste: les photographies d’aéroport, de gares ou de métro sont strictement interdites en pays marxiste, celles des métros sont particulièrement sensibles car en cas de guerre ces derniers peuvent servir de bunker de repli pour les populations civiles et l’armée. Un court instant je me souviens du métro moscovite que Brice et moi avions arpenté en 2002, les escalators du métro s’y enfoncent à près de 100 mètres sous les trottoirs de la capitale russe.
Abdullah est notre chauffeur pour la semaine, c’est un homme discret, battit comme un ours à la chevelure poivre et sel avec de courtes moustache. Il est attentionné, parle peu mais son service au fil des jours s’avère parfait.
Nous découvrons Samarkand après une matinée de ballottage sur les goudrons Ouzbèkes. La route est en bonne état mais elle est en réalité rapiécée de toute part si bien qu’elle me parait plus pratique à faire à vélo qu’en voiture ! Maman encaisse sur la banquette arrière tandis que Papa s’endort à côté d’Abdullah, l’homme qui ne parle pas, en tout cas pas pour ne rien dire, cela convient parfaitement à Monsieur Mathey père!
Samarkand donc, le début de cet Ouzbékistan turquoise que les céramiques, briques et autres carrelages bleutés coiffent de toute part, ici, à Boukhara et Khiva. Sous un soleil de plomb nous visitons en compagnie d’un autre guide cette cité que Gengis Khan, Tamerlan et Olougbeg bâtirent, améliorèrent ou détruisirent, suivant l’époque, pour aujourd’hui la rendre célèbre au même titre que Boukhara et Khiva.
Je m’étendrai peu sur l’histoire et la culture régionale dont l’Ouzbékistan peut se vanter de posséder la majorité des sites les plus renommés. L’histoire d’Asie Centrale est complexe, de mes aperçus Kirghizes, Tadjikes, Casaques et Ouzbèkes d’il y a 9 ans et cette année, je tente d’identifier un file simple, historique et ethnique m’expliquant le pourquoi du comment de cette mosaïque ethnique, culturelle et linguistique faite des religions juive, musulmane sunnite et shiite, protestante, orthodoxe, catholique, bouddhiste révolu, chacune abritant les cultes de tous ces ouzbèkes, tadjikes, kirghizes, casaques, pamiris, turkmènes, russes, mongoles et j’en passe arrivés ici par vague ou catastrophes humaines successives au cours des siècles passés. L’histoire plus récentes qui précède les indépendances de ces « Stans » au début des années 1990 nous apprend que les soviétiques et avant eux les russes des tsars construisirent bien des infrastructures et restaurèrent beaucoup des monuments culturels que nous visitons aujourd’hui. La vieille génération, celle des parents de nos jeunes guides, regrette, parait-il, pour une large majorité, l’ère soviétique. La tranquillité y était de mise, le chômage inexistant, le stresse absent et la liberté réelle au sein de l’URSS. Un voyage à Moscou coutait un mois de salaire quant aujourd’hui il leur en faudrait 6 ou 8 pour aller quelques jours à Moscou ou Paris. Ce sont les commentaires de deux de nos jeunes guides nous rapportant les opinions de leurs parents. Je m’explique alors et comprends pourquoi à aucun moment et dans aucun des « Stans » je ne noterai la moindre haine ou appréhension à l’égard des russes. Bien au contraire, les tirants des républiques centre asiatique actuels sont certainement les seuls responsables de la rancœur actuelle chez certaines des populations d’Asie Centrale désormais encore plus confinées dans leur pays puisque l’harmonie qui devrait être de mise entre Douchanbé, Astana, Bichkek, Tachkent ou Achgabat est quasi inexistence. Seuls la paranoïa, le mépris, parfois le racisme ou bien des sujets nettement plus terre à terre tels l’eau, le découpage frontalier ou les mines anti personnelles sur d’anciennes zones de conflits continuent d’aviver les tensions entre protagonistes gouvernementaux de cette région passionnante.
Nous passons deux jours sous le soleil de plomb de Boukhara par 40 voire 42 degrés et visitons en compagnie de notre troisième guide, Leila, des médersas, des mosquées, des mausolées et autre tombeaux tous plus resplendissants les uns que les autres. Leila est elle aussi une femme moderne qui, bien que de parents musulmans sunnites, fit le choix à 19 ans d’une autre religion en l’occurrence celle du protestantisme. C’est au temple qu’elle rencontra son futur époux et en Août elle accouchera de son premier enfant. Force est de constater que les années de communisme pur et dur qui bannissaient les religions ont atténué quelque peu l’engouement fanatique qui bien souvent veut se jeter sur la liberté que telle ou telle société civile musulmane accorde à ses jeunes femmes. Ici en Ouzbékistan le culte est libre, bien des parents sont tolérants malgré le poids des traditions et des coutumes religieuses. Un autre monde sans doute en comparaison de l’Afghanistan voisin.
Demain vendredi je claquerai la bise à mes parents qui rentrerons à Tachkent pour pédaler en direction de Farap, le passage de frontière entre l’Ouzbékistan et le Turkménistan, dernière des républiques centre asiatiques que je dois traverser. Cette république est aussi la plus givrée de la région, son feu Turkmènebachi pour « chef des turkmènes », Monsieur Niazov, mort en 2006 fut le plus tyrannique des despotes régionaux allant jusqu’à rebaptiser les semaines et mois de l’année des noms de sa mère et ses sœurs ou érigeant une statue en or massif à son effigie tournant sur elle-même au file de la journée et suivant le soleil. Je traverserai le Turkménistan en visa touristique accompagné d’un chauffeur et d’un guide obligatoires et ce durant 5 jours, jusqu’à Turkmènebachi, ville côtière en bord de Mer Caspienne d’où je prendrai un ferry pour l’Azerbaïdjan.
Achgabat, Turkménistan, le 27 Juin
A Boukhara j’ai étreint ma jolie Maman et claqué la bise à mon père avant de poursuivre ma route plein Sud-Ouest en direction de la frontière avec le Turkménistan. Plus de 10 jours sans mon vélo, il était temps de reprendre de la selle ! Mes parents et moi parvenons à communiquer par texto quelques heures durant avant que de nouveau plus rien ne passe, les réseaux de téléphonie mobile sont un désastre dans la région, les Stans sont encore loin du niveau de couverture et d’efficacité du réseau de China Mobile.
Je pédale sous un soleil de plomb dont une petite heure par 42 degrés avant d’arriver à la frontière ousbèque ou je dois passer la nuit pour retrouver mon guide et chauffeur turkmènes le lendemain matin. Je dépasse une colonne de camions iraniens, turkmènes, casaques et turques d’au moins 800 mètres alors qu’un vent thermique accompagné de son marchand de sable apportent un peu d’animation sur ce « Farap border point », point de frontière désolé et triste à mourir, planter au milieu du désert. Il n’y a rien aux alentours du poste militaire, seul une baraque ou je rencontre Fatima, une vieille femme ouzbèk d’ethnie tadjik qui m’accueille dans la seule chambre de la bicoque. Je loue l’endroit et Maman Fatima cuisinera et prendra soin de moi jusqu’au lendemain matin pour 15 dollars. Je la surnomme « Mama Fatima » car elle m’aborde telle une babouchka russe pour qui tout homme pourrait être son fils. Elle est un peu givrée, se marre tout le temps et a totalement perdu la tête; elle incarne le zeste de gaieté et de folie de cet endroit reculé, morne et que les kalachnikovs ouzbèkes surveillent 24 heures sur 24.
Le 25 Juin à 8 heures j’enfourche mon vélo et me présente au poste ouzbèk, je « fais ma douane », un gradé vérifie brièvement une de mes sacoches puis c’est un no man’s land bordé de fils barbelés de 500 mètres que je traverse jusqu’aux prochaines silhouettes militaires.
Je paie 1000 dollars mes 5 jours de visite turkmène. Ce pays est le plus fermé des Stans, jadis l’extrême sud de l’URSS. Une nation certes pas autant cloitrée que peut l’être la Corée du Nord mais où je vais vivre quelques instants de frustration. Durant les préparatifs de mon voyage j’ai décidé de ne pas laisser mon passeport durant 15 jours à l’Ambassade turkmène de Pékin (qui m’obligeait à m’y rendre en personne depuis Shanghai, à l’aller et au retour! 2 heures de vol à chaque fois…) pour avoir un visa de transit de 5 jours. J’ai opté pour une solution en visa touristique de 5 ou 6 jours, m’imposant un chauffeur et guide obligatoires mais me permettant de faire mon visa à la frontière. Me voici donc accueillis par mon guide à la sortie du poste frontière ou nous embarquons dans un immense 4x4 Chevrolet en direction de Turkmenabat. A ce prix-là j’ai au moins la possibilité de voyager très confortablement et de choisir mon programme. Je décide de pédaler 2 jours jusqu’à Achgabat que je visiterai une journée avant de reprendre la voiture pour filer, le cinquième jour, vers Turkmenbachy, à 670 kms de la capitale, en bord de Mer Caspienne, d’où je prendrai un ferry vers l’Azerbaïdjan.
Je m’en doutais, le Turkménistan n’offre rien de palpitant, première surprise mais j’aurais dû m’en méfier, pénétrant dans un pays un brin totalitaire, il n’y a pas de réseau pour les téléphones portables étrangers. De mon cellulaire chinois China Mobile ou sur mon Nokia français SFR, même constat : nada ! rien ! niet ! …Même pas une micro barrette de réseau pour le mendiant que je suis, en mal de donner des nouvelle quotidiennes à mon amoureuse chinoise de Shanghai. Arrivé à Turkmenabat j’appelle Hui Hui depuis la réception de l’hôtel pour l’avertir de la situation, notre conversation dure une minute et trente seconde et me coute 16 dollars, bien venu…
On voit peu de mosquées et d’église orthodoxes, de tous les Stans c’est ici que la religion parait être totalement secondaire ou alors simplement d’Etat. On ne parle pas de politique, les moquées sont vides, on donne du cash aux gradés des check-points de la route, on se fait expulsé du bord de la rivière si la police passe par là et qu’elle voit qu’on y pêche tranquillement, sans rien demander à personne. Internet est accessible pour les chaumières turkmènes depuis 2 ans seulement et seul un réseau local de téléphonie mobile existe, sans cesse en saturation et n’autorisant aucun appel ou texto vers l’étranger. En arrivant à mon hôtel d’Achgabat je tenterai d’appeler un amis d’amis français travaillant ici, j’ai son numéro de portable turkmène mais à ma grande surprise, je ne peux ni de ma chambre ni même de la réception de l’hôtel (qui ne peut appeler qu’un numéro de fixe), le joindre sur son portable. Je parviendrai à lui parler via le cellulaire d’une personne turkmène. A chaque passage dans un café internet je dois laisser une copie de mon passeport et lorsque j’allume le téléviseur je tiens maximum 10 minutes sur la chaîne nationale qui débite une lancinante propagande marquée du soleil turkmène, des occupations de Mr Berdymoukhamedov son président éternel, de ses somptueux tapis et de son folklore orientale : des femmes, des enfants et des hommes dansent et chantent en costumes traditionnels sur la scène d’un plateau télé, les sourires crispés, le tout baignant dans un enthousiasme préfabriqué.
Tout est bouclé, censuré mais tout va bien dans le meilleur des mondes. On est heureux parce que l’essence coute 2 dollars les 50 litres, que le gaz et l’eau sont gratuits et qu’il n’y pas de problème de terrorisme ou d’insécurité au Turkménistan.
C’est très pauvre culturellement, quelques ruines de cités vieilles de milliers d’année valent le détour, faute de mieux. Le pays est aride, terreaux de buissons et autres arbustes pas assez hauts pour me donner de l’ombre durant mes deux journées de fournaise turkmènes, pédalant par 40 et même 44 degrés à son zénith. Le territoire est la chasse gardée des chameaux, d’une faune luxuriante dont j’aperçois des guêpiers à la robe bleue magnifique, quelques serpents et des moustiques en pagaille que je combattrai une nuit durant lorsque nous plantons la tente en bord de route, le deuxième soir.
Achgabat, la ville blanche, que les locaux appellent aussi « Bouyguistan » ou « Bouyguingrad » à votre guise, est une cité de 700.000 âmes, à flanc de montagnes, non loin de la frontière avec l’Iran. Le français Bouygues y construit tous les palais et bâtiments de marbres blancs. La concurrence est à présent plus vive puisque des turques sont entrés dans l’arène. Pas de chinois à mon grand étonnement ! La cité est un véritable show-room, quelques avenues ultra modernes sont bordées de bâtiments des ministères, palaces et hôtels flambants neufs aux architectures variées mais systématiquement de marbres ou de pierres blanches. L’ensemble a de la gueule mais que de dépenses ! (inutiles ?), pour un pays d’à peine 5 millions d’habitant, aux routes défoncées et au train de vie encore bien précaire dans les campagnes.
Les portraits du président sont omniprésents ici et là via statuette en or et photographie surplombant les entrées d’immeubles. La capitale turkmène me fait penser à Douchanbé de par sa taille et sa position proche d’une chaine de montagnes. J’y croise dans la rue quelques avions de chasse russes d’1,80m pour des jambes d’1,20m, en talons aiguilles, pouponnées et flanquées de ce regard sibérien auquel un rouge à lèvre trop chargé apporte la petite touche de vulgarité qui va bien. Et quel triste sort que celui de ces russes turkmènes, arrivés ici sous le soviétisme puis réduit à l’état de minorité inutile après l’indépendance de 1991. Beaucoup rentrèrent en Russie mais une large partie d’entre eux sont revenus au Turkménistan, ne se trouvant pas d’attache particulière ou de raison économiquement viables pour s’installer définitivement en Russie et faire une croix sur leur origine turkmène.
En dévorant une glace magnum « Made in Russia » au chocolat, assis sur un banc ombragé, j’observe qu’au contraire de ses pays voisins, le Turkménistan ne parait pas « se marrer ». Les gens tirent la gueule, surtout à Achgabat. Ils semblent peu polis entre eux, ne se remercient pas ou peu. L’empathie parait totalement absente du pays…certainement irradié du territoire du fait de ce climat de délation, de corruption et d’injustice qui domine tout. Occupé à pédaler 2 jours à plat sous un soleil féroce, j’observerai le temps passer durant les trois autres journées, heureux d’être né français.
Ce récit là est volontairement laissé vague, non chronologique et dépouillé de certains détails pour les raisons que vous imaginez et que je pourrai expliquer ultérieurement.
Bakou, Azerbaïdjan, le 30 Juin
Arrivé hier à Turkmenbachy en bord de mer Caspienne et sous une fournaise de 40 degrés, j’ai embarqué sur un ferry azéri à destination de Bakou et ce, le même jour ! J’ai eu de la chance car il est de coutume d’attendre 2 ou 3 jours ! Il n’y a pas d’horaires fixes sur la Caspienne, les capitaines décident de tout et ne lèvent l’ancre que lorsque leurs rafiots ont les cales pleines. Vers 20 heures ce cinquième jour j’ai donc salué mon guide et mon chauffeur qui furent parfaits avec moi durant toute la semaine. Un service impeccable.
Arrivé à bord du navire je donne 90 dollars et mon passeport au capitaine qui m’indique ou ranger mon vélo, à côté des wagons d’aluminium et remorques de camions russes. Quel honneur pour ma monture!
A bord, ambiance assurée, les matelots me prennent par la main tandis que d’autres portent mes sacoches. Une trentaine de stagiaires de l’Académie Maritime de Bakou occupent les cabines du ferry durant 3 mois, des jeunes garçons de 20 à 25 ans tous très sympas. Ils me prennent en main car ils veulent parler anglais, discuter de voitures, d’Europe, des filles françaises et me demander si j’ai un compte Facebook. L’un d’entre eux me loue sa cabine pour 20 dollars car elle est individuelle et à l’eau courante 24h sur 24.
La mer caspienne est en réalité un vaste lac salé, elle est à 200 mètres d’altitude et aucun de ses cours d’eau ne se jettent dans un océan. En marchant sur le pont je regarde des heures durant nous survoler quelques mouettes, un fond de music sur les tympans…quel pied ! Ah d’ailleurs j’oubliais, sous Niazov, le président turkmène décédé en 2006, il était interdit d’écouter de la musique en conduisant ! Et pourquoi pas en marchant pendant qu’on y est !
Je respire sur ce ferry Azéri, observe de loin des dizaines de stations off-shores pompant gaz ou pétrole et savoure un réseau téléphonique retrouvé, des sourires naturels et une certaine forme d’autodérision amusée chez tous ces jeunes caucasiens, fiers de leur nation, conscients de ses problèmes et défaut mais tous impatients de vivre l’Euro Vision 2012 qui aura lieu à Bakou, oui Mesdames et Messieurs, l’Euro Vision 2012 à Bakou !! Yala ! C’est la fête avant l’heure !
Nous patientons 6 heures dans la baie de Bakou avant de pouvoir entrer au port. L’immigration est une formalité et une fois sorti du terminal marchand encore bien soviétique et déglingué je découvre de nuit une ville agitée, heureuse et libre. J’ai l’impression d’être à Istanbul ou dans une ville espagnole, on chante, on klaxonne, on aime le foot, tout est propre, les routes en parfait état. Le spectacle agréable d’une ville séculaire alliant immeubles de bureaux ultra-modernes à une cité ancienne armée de ses tours, donjons et remparts médiévaux, un peu comme en Europe. Au réveil et de mon hôtel en pleine vieille ville mes yeux écarquillés découvrent un centre urbain tout aussi agréable en journée, qui pulse, parce qu’il est la capitale d’une démocratie, que le capitalisme a converti bien qu’elle soit musulmane chiite comme son voisin iranien. Ici, aucun vent de révolution populaire ou musulmane ne parait nécessaire, la machine est déjà en route et pour l’instant rien ne semble plus important que les mélodies et leurs artistes, de l’Eurovision 2012 de Bakou.
Tbilissi, Géorgie, le 8 Juillet.
Lors de mon jour de repos à Bakou j’avais une priorité en tête, réparer ma roue arrière voilée et ses deux rayons cassés au Tadjikistan. Rien de bien méchant néanmoins depuis Kashgar, aucun magasin de vélo digne de ce nom à l’horizon, que ce soit au Tadjikistan, en Ouzbékistan, au Turkménistan ou ici en Azerbaïdjan, rien, niet ! Mes pignons, cassette et autres équipements Shimano se trouveraient bien mal en point si j’avais la moindre casse sérieuse.
J’interroge mon hôtel, leur demande si ils connaissent un magasin de vélo sérieux, leurs regards hagards me persuadent vite d’une triste vérité: l’Azerbaïdjan n’est pas le pays du vélo…il est vrai que je n’en croise pas un en ville. Bref, Fahik le manager de mon hôtel, jeune francophone fort sympathique m’accompagne en taxis et nous voilà parti à travers la ville à la recherche du réparateur descendu du ciel. Vers 13h après 3 heures de recherche nous terminons notre course devant un ancien stade soviétique défoncé, transformé en bazar, une inscription en azéri figure encore sur l’arcade délabrée de la porte principale, quelque chose comme "Fédération Nationale du Cyclisme Azéri" apparait encore. Nous questionnons et nous voilà à la recherche des ateliers réparateurs de vélo, nous débarquons dans des bâtiments en arrière cours et aux airs de coupe gorge, 7 ateliers y officient sur des vélos de récupération et autres VTT Made in Russia de qualité déplorable. Avec ma roue arrière à la main j’ai l’impression de débarquer avec un pneu de Ferrari chez un garagiste moldave…bref, après un essaie infructueux nous trouvons un jeune garçon très cool qui n’en ai pas à son premier européen à Bakou avec un ennui mécanique sur son vélo. Il a la fameuse clef pour démonter mes pignons arrières dont qui m’a cruellement fait défaut ces dernières semaines, le tour est joué, mes rayons changés, ma roue dévoilée ! A nous les routes azéris, Géorgienne et Turques.
Après visite de la vieille ville, de sa promenade et avoir dévoré pizzas et yaourts locaux comme un ogre, je quitte Bakou par un vent à décorner des yacks azéris (ça n’existe pas, never mind). En effet la ville est réputée pour son vent dominant, il est de travers et bien des souvenirs du Xinjiang reviennent soudainement à la charge, avec une pointe d’insolence. Bref, « je pédale comme une folle » pour laisser ce foutu vent derrière et dors à Samaxi, première étape de mon trajet Bakou-Tbilissi par la route du Nord. J’ai choisis cet itinéraire car il longe la chaine du Caucase dont j’apercevrai quelques sommets à plus de 3500 mètres, il longe la Russie dont ses républiques du Daguestan et de Tchétchénie juste au nord, à quelques dizaines de kilomètres.
Les jours suivants je pédale sur une route en parfait état, par 33 à 38 degrés mais souvent ombragé car enfin et pour la première fois depuis le Xinjiang de l’Ouest chinois je suis dans un pays avec des arbres, quel bonheur ! Des faux plats montant auront raison de mes jambes et cervicales en fin de journée, mais je maintiens le cap et enchainerai 5 jours jusqu’à Tbilissi à 115 kms quotidiens de moyenne. De gros chênes aux troncs de mastodontes bordent la route, leurs ombres abritant des gamins et leurs pyramides de pastèques juteuses, prêtes à être dévorées.
De loin des fermiers occupés à leurs bottes de foin me saluent, tandis que j’observe derrière eux des moissonneuses batteuses russes énormes, datant de l’ère soviétique, sillonnant l'horizon de champs azéris.
Je campe un soir dans un verger de noisetiers non loin de la route, bercé une nuit durant par le bruit de casseroles des camions russes filant plein pot sur cette route de campagne et axe principal du nord azéri.
Les gens sont très chaleureux, le pays va bien, les paysans malgré un dur labeur quotidien paraissent heureux et sont fiers de leur identité. Les terrasse de restaurants sont à chaque traversée de village un véritable bonheur, je m’y arrête quelques minutes, sirote un Coca-Cola bien frais ou alors c’est en invité furtif que je me plie à la demande d’un groupe d’hommes pour boire un thé bien sucré avec eux.
L’épineuse question arménienne ressurgie parfois : pourquoi avez-vous autant d’Arméniens en France ? Savez-vous combien ce pays fait du mal à l’Azerbaïdjan ? Etes-vous au courant la tragédie du Nagorno-Karabahk ? L’Histoire avec un grand « H », revient sans cesse ou que nous soyons avec son lot d’interprétations, d’explications faussées ou justes et fruits des partis-pris des uns et des autres. Dans ce cas-là, je pense à Charles Aznavour, à quelques potes arméniens dont les noms se terminent en « ian » et me dit, face à ces azéris tous plus marrants et sympas les uns que les autres, à l’égale de mes potes, que l’histoire de cette région, ici aussi, n’est pas claire et limpide ! La Géorgie, l’Arménien et l’Azerbaïdjan s’imbriquent tous les trois, entourés des étaux russes, iraniens et turques…vaste sujet de géopolitique, le sens des cartes !
Le quatrième jour je débarque à Zaqatala, puant, transpirant mais heureux et trouve un hôtel impeccable ou je me douche et dévore deux kebabs avec du Sprite bien frais, face à un écran TV débitant des infos turques. Je visionne et écoute sans comprendre donc, les extraits d’un discours de Recep Tayyip Erdogan, premier ministre turc, apparemment en présence des députés, à Ankara. Je ne comprendrai que deux mots qui nous sont chers et qui se prononcent de la même manière en turc, français ou anglais : « la Turquie, blablabla, Democratic & Laïc » et à en lire son regard, ça n’est pas près de changer ! Tant mieux ! Bref, j’ai hâte d’y être, le grand frère de la région, celui que toutes ces petites nations musulmanes (Ouzbékistan, Tadjikistan, Turkménistan, Azerbaïdjan) envient, respectent et admirent.
Je passe la frontière avec la Géorgie au matin du cinquième jour, je n’ai plus besoin de visas, des deux côtés les officiels sont très avenants et ne posent aucun problème.
La Géorgie, le pays d’origine de Staline, petit père des peuples et plus grand boucher que la terre ait porté jusqu’à présent…si l’on considèrent que le nombre de morts est un critère prédominant sur les autres. Les bouquins d’histoire des écoles françaises, à ma génération, en ont si peu parlé, ne se focalisant que sur Hitler. Et pourtant, quel barbare ce Staline, lui qui signait de sang-froid des ordres d’exécution purement arbitraires, sur des dizaines de milliers de personnes dont femmes, vieillards et enfants. Alors pourquoi dans les années 80, ce silence assourdissant de la part de notre éducation nationale française? Cette accablante légèreté rendait presque anodine la marque de Staline sur les années 30 et 40 ? Pourquoi ? Parce que la France compte encore un parti « communiste » ? Parce qu'une partie de notre élite bien pensante, celle des médias, de l’éducation et j’en passe, est encore « bien à gauche » ? Vaste sujet ! Mais quelle honte.
Ici tout est plus déglingué, le contraste avec l’Azerbaïdjan, pays exportateur de pétrole et de gaz est assez édifiant. Et puis je suis désormais en terre chrétienne orthodoxe et non plus musulmane, les gens sont plus réservés, parlent moins fort, s’étendent peu et sont même parfois peu aimables. Ils ne me klaxonnent plus de leur Ladas supersoniques et les restaurants du bord de la route ont disparus…à une religion de différence, un tempérament opposé.
Je campe en pleine campagne Géorgienne, verte, vallonnée, terrain des criquets, libellules et autres insectes volants entres de hautes herbes que les fermiers du coin n’ont pas encore fauché. Je plante la tente avec une vue à 360 degrés et me régale d’une spaghettis instantanée de chez Décathlon, reste tadjik de mon pote Vince, qui demeurait au fond de mon sac garde mangé. Au réveil je prends 2 heures pour lever le camp et suis encouragé par un berger et ses acolytes venus m’observer m’affairant sur mes sacoches, tente et tapis de sol.
Je prends le route pour le dernier coup de cul vers Tbilissi et vérifie les Sms reçus de Mister Thomas Chabrières et Valériane sa compagne, ils sont partis de Shanghai en side-car chinois le 1er Mai avec des potes, trois machines Chang Jiang en direction de la France, via la Chine, le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan, la Géorgie, la Turquie, les Balkans, l’Italie et la France. Ils sont censés me dépasser incessamment alors je ride en les guettant du dessus de mon épaule…vers 17h un Ford Transit bus local aménagé me dépasse puis c’est un side-car poussiéreux, plein de boue séchée et Valériane dans la bassine avec un caméscope me filmant que j’aperçois, yallah!...enfin eux ! Nous décidons de nous retrouver à Tbilissi dans le même hôtel, ils repartent alors que j’entame les derniers 30 kils avant la capitale Géorgienne. A l’entrée du centre-ville j’aperçois de nouveau Thomas et Ke Wen, le chinois de la bande, une des motos à un gros souci mécanique, elle n’avance plus. Thomas treuille la bécane de Ke Wen avec une corde tandis que je prends fièrement la tête de cette caravane brinquebalante, pédalant pour les guider dans la vieille ville de Tbilissi et arriver à notre hôtel. A cet instant je suis heureux d’être à vélo, dispensé de tout ennui mécanique sérieux.
Je m’effondre sur mon matelas vers 23h, un brin bourré après seulement 4 bières géorgiennes. Ce soir, vendredi, j’irai à l’aéroport accueillir mon troisième compagnon de route, Jeff, qui vient d’Allemagne pour pédaler avec moi de Tbilissi vers Istanbul la grande!
La vie est belle.
Akçabaat, proche de Trabzon, Turquie, le 16 Juillet.
Mon pote Jeff m’a rejoint à Tbilissi, frais et vaillant pour attaquer ensemble les routes géorgiennes et turques. Son vélo paraissait avoir bien résisté au transport par avion mais après vérification nous constations une jante fêlée et les deux roues voilées…merci Air Pegasus! Comme à Bakou, Tbilissi ne possède aucun magasin à vélo digne de ce nom et me voilà reparti à la recherche d’un réparateur, nous atterrirons quelques heures plus tard dans l’atelier de fortune de jeunes ados de 17/18 ans et fans de Bmx. Ils s’affairent sur les roues de Jeff une bonne heure avec un résultat au final assez satisfaisant.
Nous terminons la journée aux bains publics, pas très propre mais la bière qui suivit fut l’une des plus délicieuses du voyage. En rentrant à l’hôtel nous croisons le chemin d’un géorgien francophone adorable, nous parlons brièvement de politique et d’histoire dont Staline originaire de Gori non loin d’ici, il enchaine en nous expliquant que la mère « reniée » de Vladimir Poutine est originaire de Gori également et y vit encore actuellement. Poutine n’a jamais connu son père, il a donc toujours considéré sa mère comme indigne, son cas étant souvent assimilée à celui d'un gamin batard. Voilà pour la version géorgienne qui apporte encore plus à la complexité historique et présente de cette région du Caucase à laquelle Poutine, en Aout 2008, avait apporté un coup de bambou supplémentaire lors d’une guerre éclaire avec la Géorgie, plus exactement à Tkhinvali en Ossétie du Sud, aujourd’hui encore occupé par les forces russes.
Bref, nous quittons Tbilissi et pédalons par un vent soutenu en direction de Gori ou nous posons nos sacoches face au musé de Staline et son parc. Le lendemain matin la visite du musé est un régal tant elle nous transporte des décennies en arrière. Le petit père des peuples y est présenté tel un sauveur, héro de la nation. Rien sur le passé de bandit du jeune Joseph Stalin, rien sur les purges, rien sur les goulags, rien sur les déportations ethniques, rien sur les famines des années trentes...tout va bien dans le meilleur des mondes soviétique. Notre guide francophone débite son discours et lorsque nous posons une question légèrement hors contexte, nous recevons un grand sourire muet en échange.
Nous reprenons nos montures le matin suivant et 15 kilomètres après Gori nous croisons Mike, un anglais de 47 ans, qui relie Londres à Shanghai sur son vélo. Nous décidons de déjeuner ensemble dans une buvette du bord de la route, il a pas mal de questions à me poser car son trajet suit à peu près mon itinéraire en sens inverse. Le personnage est agréable et pince sans rire, en bon british. Il n’y a pas d’âge pour partir en vélo!
Nous pédalons à travers la Géorgie et nous rapprochons de la Turquie. En fait j’ai vraiment hâte d’y être…sorte de ras le bol des pays déglingués du type de la Géorgie et du Turkménistan ou les gens tirent des gueules de dix pieds de long. Il y a ici et en partie du fait de la culture orthodoxe, dans le comportement des gens, ce côté « on porte toute la misère du monde », car il est dit de ce que je sais, qu’en Russie et dans ses pays satellites, plus on a de « merdes » de son vivant et plus nos chances d’aller au paradis s’accroissent ! Donc, la règle comportementale parait être "soyons taciturnes et pessimiste!" Bref, j’en ai un peu ma claque, certaines personnes sont peu aimables, rien n’est « tourist friendly » ou pour le moins accueillant. Par exemple nous cherchons un hôtel dans un village un soir à la nuit tombée, il en existe un, mais rien n’est indiqué ! Je critique certes mais pour qu’un pays tourne rond, le propriétaire d’un hôtel ne devrait-il pas commencer par accrocher une pancarte « HOTEL » à son mur ? Un épicier ne devrait-il pas inscrire « EPICERIE » au-dessus de sa porte ? C’est ce que tout le monde fait en Europe, en Asie ou au Moyen Orient me semble-t-il ! Pourquoi pas ici ?
Nous passons à Batumi brièvement une après-midi, Jeff profite de la mer noire quelques minutes tandis que je fais quelques photos puis nous entamons les 20 dernières bornes qui nous séparent de la grande Turquie. Le passage de frontière est une formalité, les gardes géorgiens nous font passer avant 150 personnes parce que nous avons des vélos ou bien parce que nous sommes européens ? L’injustice des bons et des mauvais passeports ! Et puis nous y voilà, les gardes turques ne nous remarquent même pas, les routes sont propres et en bon état, tout est plus efficace, on nous salue de loin de nouveau et je peux siroter une limonade fraiche assis à une vraie terrasse ou d’autres hommes profitent d’un thé ou d’un café turque. Les hôtels ont systématiquement internet en Wifi, le téléphone SFR de Jeff capte enfin un signale et les turques conduisent plus raisonnablement que ces givrés de géorgiens.
Nos deux premières journées au pays d’Atatürk sont un plaisir de cyclisme sous les appels à la prière des minarets turques. De Hopa, notre première étape, nous suivons une route plate longeant la côte nord de la mer noire. Rien d’extraordinairement beau mais c’est très agréable, de lourdes montagnes verdoyantes s’effondrent dans la mer à perte de vue, notre bandeau d’asphalte filant à la lisière de la forêt pour parfois taquiner les clapotis d’une plage de sable noir. Avec Jeff je déguste des kebabs et autres salades locales tout en buvant du thé, discutant des heures de tout et de rien lors de nos pauses et diners.
Aujourd’hui nous prenons du repos après 6 jours et plus de 600 kms de bitumes depuis Tbilissi. Le temps n’est pas idéal mais l’endroit est parfait pour se reposer, écrire et s’essayer à quelques brasses.
Sinop, Turquie, le 21 Juillet
La route de la côte nord turque est longue et sinueuse mais toujours aussi confortable. Jeff et moi conservons une moyenne honorable autour des 108 kms par jour sous un soleil de plomb mais jamais trop chahutés par le vent ou quelques reliefs que ce soit. Au fil des jours qui passent nous nous laissons bercer par la gentillesse du peuple turque, chaque personne à qui nous nous adressons est d’une gentillesse et politesse jamais rencontrées auparavant. Ici invité pour un verre de thé, là nous offrant une serviette rafraichissante lorsque nous posons nos corps dégoulinant de transpiration à l’abri d’une station-service, ici pour nous apporter deux tabourets et nous éviter de nous reposer debout lors d’une pause improvisée. La sérénité du peuple turque est donc très agréable parce qu’elle renferme cette assurance indéfectible, celle d’une grande nation, à qui on ne la fait pas. Car à mon sens nous ne visitions pas la nation turque, nous traversons le « monde turque », à l’instar des mondes chinois, russe, indien ou américain, la Turquie a belle et bien créé son « pôle turque », influençant certains voisins régionaux faisant rêver bien des musulmans au-delà de ses frontières, au Turkménistan, en Ouzbékistan, au Tadjikistan et dans le controversé Xinjiang, que d’autres appellent aussi le Turkestan chinois.
La Turquie a ses propres marques agro-alimentaires, ses voitures, ses camions et j’en passe Tout ce que je palpe dans les hôtels et restaurants est Made In Turkey, je n’aperçois aucun Made in China. L’engouement économique turque est indiscutable, cela fonctionne à la perfection, les gens sont efficaces et bien d’autres pays tels que l’Azerbaïdjan prennent un pli identique. Mais c’est aussi politiquement que la Turquie m’impressionne. Je ne m’étais jamais penché sur le cas de leur héros national en la personne de Mustafa Kemal Atatürk. Quel personnage ! Rebel dès sa plus tendre enfance il refuse de suivre l’enseignement de son école coranique puis de celui de son pop grec. Replié à Ankara et créant un contre-pouvoir face au Sultan et un empire Ottoman démembré par le traité de Sèvres il libère la Turquie de la botte occidentale et reprend à la Grèce ce que la Turquie avait perdu de sa territorialité. Une fois premier Président de la République Turque il instaure la laïcité, donne le droit de vote aux femmes et engage des réformes sociales sans précédent pour lancer la Turquie sur la voie de la modernité. Il meurt en 1938 et laisse un testament hors du commun, à mon sens lourd de clarté et de justesse, je vous en livre ici l’extrait, copié-collé de Wikipédia, brute de décoffrage: « Je ne laisse, en tant qu'héritage spirituel, aucun verset, aucun dogme, aucune règle pétrifiée et figée. Mon héritage spirituel, c'est la science et la raison. Tout dans ce monde évolue rapidement. La conception du bonheur et du malheur se modifie, au fil du temps, chez les peuples et les individus. Affirmer, dans ce contexte, que l'on a su inventer des recettes éternellement valables équivaudrait à renier l'incessante évolution des idées et de la science. Nul n'ignore ce que j'ai essayé de faire, ce que je me suis efforcé de réussir pour le bien de la nation turque. Ceux qui, après moi, voudront avancer dans mon sillage, sans jamais s'éloigner de la raison et de la science, deviendront mes héritiers spirituels ».
De tous les pays que je traverse cette fois-ci ou que j’ai pu visiter dans le passé, aucun ne m’a impressionné de par le leadership d’une de ses figures passée ou présente. C’est la première fois que je suis fasciné par un homme d’une telle trempe et visionnaire à ce point. En lisant les phrases de son testament je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec les dires d’un moine tibétain a qui l’on avait un jour posé la question : « Comment trouve-t-on la paix intérieur ? » et celui-ci de répondre en anglais pour être exacte « I have learnt to offer no resistance to what is. I have learnt to allow the present moment to be and to accept the impermanent nature of all things and conditions: thus i have found peace ».
Il n’est pas nécessaire de porter une robe ou un turban pour être un sage. Et les plus grands esprits sont à mon sens ceux qui savent allier sagesse et actions pour le bien de leur nation. Atatürk fait partie de cette rareté politique. Son ouverture d’esprit le laissait oscillé entre les quartiers musulmans traditionnels d’Istanbul et ceux plus affriolants des parties occidentalisées de la ville. A l’égale de ce moine, il avait compris que rien n’est figé ou ancré pour l’éternité. J’ai l’impression que parce que Atatürk avait cette sérénité intérieure, il sut être clairvoyant tout au long de sa vie pour le bien être de son pays. De cet esprit unique en découlaient bien des réformes sociale et politique empreintes d’une modernité courageuse pour cette époque précédent la Seconde Guerre mondiale.
Mais revenons à nos moutons turques, un soir en arrivant à Giresun Jeff empale sa jante arrière dans une bouche d’égout, la voici pliée, je tente une réparation mais c’est impossible, il nous faut trouver un réparateur. Nous passons la matinée suivante dans le quartier des réparateurs de deux roues de cette ville par ailleurs fort accueillante ou sans raison les uns et les autres viendrons tapper la causette avec nous où nous offrir le thé. Nous décollons vers 14 heures et poursuivons dans notre lente échappée en direction d’Istanbul, plein Ouest. La route est plus sinueuse et le relief devient plus escarpé, les paysages en sont d’autant plus splendides. Par endroits j’ai l’impression d’être sur la Côte d’Azur ou en Corse, la mer est plus turquoise et les plages de sable noire ont disparu cédant la place à des palettes de sables bruns et beiges.
En route pour Sinope la route est plus défoncée, Jeff râle un peu et j’avoue qu’après avoir expérimenté les routes d’Asie Centrale, n’importe quel autre bitume est un billard en comparaison…donc en ce qui me concerne, mes pneus Schwalbe malgré leur 7,000 kms de voyage, « fendent l’asphalte turque » tel un brise-glace soviétique en Mer du Nord et mon postérieur encaisse sans bronché sur ma selle en cuire « Brooks », Made in England.
Nous posons nos sacoches pour une journée de repos bien méritée dans la ville de Yakakant et trouvons un hôtel face à la Mer Noire et la statue d’Atatürk qui dominent la place centrale. Le lendemain nous allongeons nos corps maigres sur une plage en compagnie des familles turques. J’observe tout cela, une glace Magnum à la main, l’autre conduisant l’interminable balai d’Sms vers ma Hui Hui, tout là-bas en Chine, celle qui me manque cruellement dès que je pose pied à terre.
En reprenant la route en direction de Sinop nous croiserons René, jeune allemand qui a relié Hambourg à Istanbul en 2 mois et se dirige maintenant vers la Géorgie, nous discutons quelques instants puis retournons au traçage de nos routes respectives. Vers 13 heures ce jour-là nous déjeunons de bière et poissons fumés sur une terrasse en surplomb de la mer après une rencontre qui nous aura marqué, Jeff et moi. Moins de 2 heures après avoir croisé René j’apercevais de loin un homme sur son vélo avec son barda alors que nous traversions un village. Arrivés à sa hauteur il nous a salué, je pensais qu’il était turque, pas du tout, il s’appelle Abbas Razzaghi, a 51 ans, il est iranien, roule avec le même vélo depuis 25 ans, a traversé 28 pays et compte près de 43.000 kilomètres à son compteur. Il nous dit pédaler pour la paix, il est allé à Chamonix, a peu près partout en Europe et rentre à présent à Téhéran retrouver sa famille après 26 mois de périple. Nous passons une vingtaine de minutes en sa compagnie, en bon chinois je lui donne ma carte de visite ce à quoi il répond avec la sienne. L’homme est calme, parle lentement un anglais impeccable, il est habillé et équipé modestement, il y a comme une lueur de bonté qui pétille dans son regard. Jeff et moi parlerons de lui de longs moments par la suite. Il est le quatrième non-occidentale que je croise à vélo après les trois chinois que j’avais rencontré en Avril et en Mai.
Arrivé à Sinop nous décidons de prendre une autre journée de repos. Dans ce Saint-Tropez turque nos jambes se dégourdissent et nos regards peuvent enfin se poser sur quelques poitrines généreuses et bronzés, portées par de belles paires de cannes en jupes plus ou moins courtes mais jamais « mini ». Merci (tout de même) Monsieur Atatürk!
Europe
Istanbul, Turquie, le 4 Août
La Turquie et ses surprises, de Sinop nous avons continué le long de la côte sans même imaginer une seule minute nous lancer sur le chemin de « l’enfer vert », en effet de cette charmante Sinop puis en direction d’Amasra la route serpente à flanc des montagnes vertes qui se vautrent dans la mer noire. Régulièrement ponctué de villages le plus souvent posés dans le creux de la vague après une descente de 5 kilomètres et avant une montée de 3 ou 4 kilomètres à 10 ou 12%, cette route goudronnée parfois réduit à l’état de piste ou bien « fondante » tant son asphalte de piètre qualité ne résiste pas au soleil turque de 14 heures, Jeff et moi naviguons sous la chaleur, nos pneus roulant sur cette route collante pour ensuite amasser sable et gravillons sur le borde de la route, tel un frère Dalton goudronné sur qui des plumes planches se fixent…Car voici une expérience que je n’avais pas encore soupçonné: après la piste tadjik défoncée, l’asphalte rapiécé turkmène, l’autoroute chinoise, le faux plat ascendant azéris, nous voici sur les routes fondantes turques. Sur des dizaines de kilomètres, Jeff et moi naviguons entre bordure de la route et étendues de goudron dégoulinantes car la chaleur fait fondre le liant noir des graviers entre eux…c’est l’horreur, nos pneus roulent sur une surface collante ! Pour donner un élément de comparaison, prenez des rouleaux de chatterton géants, étendez les sur le sol et passez dessus en vélo si possible en montée à 10 ou 12% avec un vélo chargé et ce sur 5 kilomètres : une vraie galère.
Ces 4 ou 5 journées de yoyo turques comme au Tadjikistan mettent ma condition physique à bonne épreuve : mes jambes pédalent presque sans interruption tant il n’y a aucune zone plate et que les descentes sont trop courtes et trop abruptes pour en profiter et se dégourdir, je transpire de grosse goûtes qui une fois avoir transformé mon chapeau en serpillère frontale viennent s’écraser une à une sur le cadre de mon vélo. Mon tee-shirt « anti-transpirant » de chez Décathlon absorbe tant qu’il le peut mais quelque fois lors d’une fin de côte je me mets torse nu et l’essor pour remplir aisément un bon verre à vin de sueur Made In Turquie. Jeff tient bon le rythme, son vélo est plus léger et il porte 12 kilos de bagages de moins que moi…en pensée je rouspète un peu, car ici comme à 4,000 mètres d’altitude je ressens plus que jamais tout le poids de ma monture et de mon matériel qui totalisent facilement les 46 ou 48 kilos. A chaque pauses dans les épiceries du bord de route je décapsule 3 bouteilles de limonade fraiches que j’engloutie en 2 minutes chrono, mon corps est une éponge qui absorbe 8 à 12 litres de boissons au file de la journée.
Et puis j’accumule une certaine fatigue au fil de ces 4 mois de voyage. J’ai les jambes lourdes certains matins, mon postérieur souffre et mes nuits de sommeil dépassent allègrement les 9 ou 10 heures, sans forcer le repos. Heureusement la gentillesse des turques persiste. Dans chaque village on nous aide, nous accompagne jusqu’à un hôtel ou un restaurant et malgré un anglais totalement absent même chez les plus jeunes, la discussion est systématiquement tentée pour nous connaitre, mieux nous accueillir. C’est très agréable et fréquemment relevée d’une pointe d’humour turque que je commence à percevoir les journées passant. Ce peuple adore se marrer.
En Turquie comme dans les pays traversés précédemment je constate toute la journée le triste sort réservé aux animaux qui côtoient le bord de route. Depuis Shanghai j’aperçois en moyenne chaque journée deux à trois cadavres. La plupart sont des chiens, des chats, des hérissons mais j’aurai eu quelques exceptions tel des porcs, des bœufs et des moutons en Chine, un dromadaire au Turkménistan, des ratons laveurs et un loup en Géorgie et puis tous les « non-identifiés », réduits en crêpes sur l’asphalte de ces mille et une routes de cet itinéraire de la soie. Je n’en ferai pas une comptabilité macabre mais il est clair que le grand ruban noir coupe net bien des sentiers et autre chemins vitaux pour nous amis les bêtes…après tous ces funestes coups d’œil je serai plus sensible à la juste cause de la WWF !
En route vers Istanbul nous croiserons Srini, de nationalité indienne et ingénieur informatique à Londres. Il nous fait part de son « charity project » avec des orphelinats d’Inde, il pédale depuis Londres vers New Delhi en 100 jours et 10,000 kilomètres, il pèse 50 kilos et son vélo et ses sacoches 50 kilos également: Jeff et moi sommes impressionnés. Je lui souhaite d’y arriver mais émets quelques doutes quant à la faisabilité chiffrée de son projet : 10,000 kilomètres en 100 jours c’est dingue ! A moins de rouler sur du plat et vent dans le dos. Nous verrons bien.
Au finale, c’est fatigué en ce qui me concerne et heureux que Jeff et moi sommes arrivés à Istanbul après une approche tumultueuse roulant sur la bande d'arrêt d'urgence de la nationale se confondant avec l'autoroute qui approche le centre ville. Après avoir traversé le Bosphore en ferri et exactement 2000 kilomètres depuis notre hôtel de Tbilissi jusqu'à la Mosquée Bleue nous nous sommes pliés à la photo de rigueur, satisfait de notre périple turque. J’ai retrouvé cette nuit du 2 Août, Hui Hui, la femme que j’aime, venue de Shanghai pour un autre séjour turque, en amoureux.
Gradisca, Italie, le 14 Août
Après avoir salué Jeff en partance vers l’aéroport d’Istanbul je me suis retrouvé en tête à tête avec Hui Hui. Des moments de bonheur qui, ces deux derniers mois, ont alimenté à maintes reprises mon imaginaire, me procurant le coup de boost nécessaire dans les derniers 30 kilomètres d’une journée ou vers le sommet d’un col interminable…surtout lorsqu’il était tadjik ou turque.
Bras-dessus bras-dessous nous visitons la cité turque, son Bosphore lors d’un boat-trip de quelques heures, ses bazars, ses ruelles escarpées de Sultanamhet et dinons de poissons frais accompagnés de vins blancs turques tout aussi savoureux que ceux de son voisin géorgien. Nous ne nous attardons pas des journées entières sur les sites culturels et autres musés mais profitons plutôt de l’atmosphère de cette métropole hurlante et vibrante économiquement malgré les rappels à l’ordre des centaines de haut-parleurs des minarets, dispersés ici et là à travers la ville. Un soir nous dinons en compagnie de Vincent, un « ancien de Shanghai » qui travaille désormais à Istanbul, il est accompagnée d’une charmante demoiselle russe qui vit à Pékin et converse en mandarin avec hui Hui tandis que nous épiloguons en français sur divers sujets.
Après 3 jours Hui Hui et moi partons en bus vers l’Ile de Bozcaada, sur la côte de la mer Egée, confortablement installés dans un Mercedes, paquebot des routes, flambant neuf de la compagnie turque Metro. J’ai l’impression d’être en classe éco d’un vol de Singapour Airlines. Tout est propre, écran individuel sur chaque siège, steward en neuf papillon qui circule dans l’allée avec un chariot distribuant boissons fraiches et biscuits, air conditionnée bien équilibrée…quel pied ! Hui Hui sort de son sac son dernier instrument du quotidien : un Ipad 2 ultraplat de 32 Go, elle y a téléchargé plus de 30 films, nous voilà plongés dans heures durant dans des scénarios Hollywoodiens et autres documentaires passionnants, snobant l’écran plat de notre fauteuil turque, puisque tout y est diffusé en turque.
A Bozcaada nous investissons un charmant hôtel en surplomb de la ville et petit déjeunons sur sa terrasse que des feuilles de vignes recouvre pour la protéger du soleil. La famille qui tient l’établissement est au petit soin, les maisons sont blanches et les portes et fenêtres bleues, la Grèce n’est pas loin, jadis cette île était grecque, reprise par les kémalistes. Alors au petit matin, nous corps dormants dans leur drap blanc, un vent léger et frais se faufilant par notre fenêtre entre-ouverte nos tympans perçoivent l’appel à la prière du minaret local souvent suivi du son de cloche de l’église orthodoxe du village.
Nous passons nos journées sur la plage, je dors des heures durant à l’abri d’un parasol en brindilles tandis que Hui Hui apprend à nager là où elle a pied, des heures durant et avec la ténacité dont elle fait toujours preuve, quel que soit le défi à relever. De mon transat j’observe la société turque profiter de ses congés payés, en famille à la plage, illustration parfaite d’un confort de vie nettement amélioré ces dernières décennies.
Les grandes vacances ayant toujours une fin, nous reprenons la route d’Istanbul. Le lendemain je quitte une dernière fois Hui Hui, le cœur serré, que je raccompagne une quatrième fois à un aéroport. Son vol est à 23h, mon train pour Ljubljana est à 22 heures, je l’embrasse une dernière fois avant de filer récupérer mon vélo à mon hôtel.
C’est parce que je dois être en France fin Août que je suis contraint de rejoindre la capitale slovène en train depuis Istanbul. Le temps m’étant compté, presque 5 mois ne suffisent pas pour tenir la distance porte à porte en pédalant uniquement. Après quelques calculs je réalise qu’il m’aurait fallu au moins 7 mois pour relier Shanghai à Lyon sans train et sans bus à quelques reprises. Il y a près de 13000 kilomètres et j’en aurai pédalé un peu plus de 9000.
Alors à 21 heures je dévale les pentes de Sultanamhet et gagne la station centrale d’Istanbul. A bord du train j’arrive à caser mon vélo sur la couchette haute et libre d’un compartiment de 6 personnes occupé par deux anglais et un turque rouspéteur parlant un anglais impeccable. Je prends mes quartier dans le compartiment voisin et me voici en compagnie d’une mère française parisienne thérapeute accompagnée de ses deux fistons, d’une française voyageant seule qui travaille dans la formation professionnelle, parisienne également et d’un jeune hollandais backpacker, peu causant et discret. Notre wagon turc est une vraie auberge espagnole ! Toute l’Europe est représentée : anglais, français, turques, polonais, espagnoles, hongrois, serbes, et j’en passe. Même une chinoise étudiante à Metz est avec nous mais malheureusement pour elle, ne sachant pas que la Serbie n’est pas encore membre de l’espace Schengen elle se verra refusée la traversée du pays en train et devra faire demi- tour à la frontière entre la Bulgarie et la Serbie…elle est de Shanghai, nous avons donc discuté quelques instants, je suis désolé pour elle…elle nous quitte en pleine nuit sur le quai d’un gare bulgare, tout sourire, en nous remerciant pour tout! Alors que nous n’avions pu qu’être impuissants face à son cas et la détermination du douanier bulgare pourtant très compatissant face à l’absurdité de sa situation.
Le voyage est long, je passe deux nuits et deux journées dans ce train entre Istanbul et Ljubljana, capitale de la Slovénie, voisine de l’Italie. Heureusement à bord j’ai rencontré un anglais passionnant d’une cinquantaine d’année, grand voyageur, gauchiste affirmé et « fils de l’empire » puisque né en Afrique quand l’Angleterre comptait encore ses colonies. Nous discutons des heures durant de géopolitiques, de Chine, d’économie, et une nouvelle fois je réalise à quel point la gauche anglaise est proche de notre droite française. J’oublierai de lui demander son adresse e-mail lorsque je change de train à Belgrade. Il y a des rencontres qui ne dure qu’une poignée d’heures et qui ne valent sans doute pas la peine d’être entretenue par la suite. C’est tout de même dommage, un personnage passionnant !
J’arrive à Ljubljana le troisième soir, et trouve un hôtel en sillonnant le centre-ville à vélo. Ici tout est propre, on paie en Euros, tous les jeunes parlent anglais, je m’endors d’un sommeil de plomb avant d’entamer la traversée d’une moitié de ce petit pays pour rejoindre l’Italie, le lendemain.
La Slovénie est verdoyante, montagneuse et moderne. C’est ici que je commence enfin à croiser beaucoup de cyclistes et des motards à foison. BMW, Yamaha, Ducati, l’Europe est le paradis des deux roues. J’emprunte une petite route de montagnes effectuant un raccourci vers Gorizia, première ville italienne. Un jeune slovène me dépasse à vive allure dans un virage, se prenant pour Sébastien Loeb, j’ai bien eu 3 minutes pour l’entendre arriver jusqu’à moi au volant de sa Subaru kitée sport. Plus tard deux motards italiens me croisent, vue leur vitesse je pense qu’ils font la course…et je les soupçonne de ne pas m’avoir aperçu sur le bord de la route! En descendant plein pots vers la frontière italienne mes patins de freins-avant raclent d’un sifflement strident, il est temps de les changer pour des neufs, le matériel VTT de nos jours est sensationnel, je ne permute pas un patin ancien « entier » pour un neuf « entier », je n’ai qu’à retirer la languette de plastique de son chausson métallique, j’avais donc une recharge dans ma trousse de bricolage. Le matos de vélo a fait des progrès inouïs ces dernières années. Un jeune slovène en VTT s’arrête en me voyant m’afférer sur ma roue avant. Il me demande si j’ai besoin d’aide, nous discutons une bonne vingtaine de minutes avant qu’il ne reprenne sa descente a toute berzingue. Le slovène aime la vitesse !
Argentière, France, le 21 Août.
Après la traversée slovène et ses montagnes, j’ai atteint Gorizia, la ville enjambant la frontière sloveno-italienne puis n'y trouvant pas d’hôtel adéquat j’ai pédalé une vingtaine de kilomètres plus loin vers la ville de Gradiska ou j’ai posé mes sacoches pour 40 euros par nuit dans un hôtel idéalement placé en bordure de la place centrale et tenu par une dame élégante, à la voix rauque d’une fumeuse confirmée.
Que l’Italie est belle ! Chaque traversée de village est un vrai délice, l’architecture locale est fine et élégante, partout on y déjeune et dine divinement bien et là aussi que de confrères cyclistes sur les routes ! Mon parcourt italien est des plus agréable puisque plat, sans vent, ensoleillé et bordé de vignes aux raisins blancs et rouges gorgés de soleil. Alors je m’arrête régulièrement pour piquer quelques grappes que j’engloutis avec de l’eau fraiche.
En suivant la même nationale durant 2 jours je me rapproche de Trévise que je contourne pour ensuite me diriger en direction de Vincenza. Je passe une deuxième nuit dans la ville de Paese puis reprends ma route le matin suivant. Après quelques kilomètres je croise un homme portant un chapeau, équipé de belles basquettes de marche, en me retournant je constate que son petit sac à dos arbore un fanion bleu-blanc-rouge, je fais demi-tour et l’interpelle. Franck est français, il a 61 ans et marche durant 9 mois depuis le Sud du Portugal jusqu’à Jérusalem. Interpellé par son courage et sa ténacité je lui demande ce qui le pousse à accomplir un tel exploit et c’est très gentiment qu’il me raconte son histoire. Je n’en dévoilerai pas le détail car c’est un récit très personnel. Néanmoins lorsque je reprendrai mes tours de pédale après l’avoir salué une dernière fois, je ne cesserai de penser à lui toute la journée.
En ce troisième jour en terre transalpine je retrouve mon père et mon beau-frère, Aaron, dans la cité de Cittadella, vers midi. Aaron vient pédaler avec moi jusqu’à Argentière que je rejoindrai le samedi 20 août. Après une bonne bouffe et avoir déchargé le vélo d’Aaron de l’Audi du paternel me revoici en bonne compagnie pour quelques jours.
Aaron a modifié son VTT en changeant ses pneus pour des pneus lisses et en ajoutant un porte bagage pour ses sacoches toutes neuves. Durant 5 jours nous traversons toute l’Italie du nord via des routes secondaires de campagnes. Les grosses villes telles que Vincenza, Verona, Bréscia ou Milan sont à éviter absolument pour tout cycliste au long court car c’est un véritable foutoire pour sortir d’une ville italienne à vélo et retrouver la direction de sa prochaine étape…nous en ferons les frais le matin ou nous quittons Verona durant près de 2 heures !
Les italiens sont accueillants et très sympas. Lorsqu’Aaron leur raconte mon voyage certains me regardent en lançant un « Mama mia!...» simultané et accompagné de cette gestuelle des mains si singulière à nos cousins latins.
La campagne est riche en terres agricoles et en zone industrielles dynamiques, terreau de tout un tas de PME-PMI exerçant dans tous les domaines : chimique, industrie lourde, machines-outils et j’en passe. Une matinée durant nous longeons le lac de Garde. Ses eaux turquoises, ses balades en bateau d’une heure à 50 euros par personne et promues à grand renfort de panneaux publicitaires me remettent au goût du jour du coût de la vie européenne!
De temps en temps nous saluons quelques courtisanes sur le bord de la route. Elles attendent, assises dans leur voiture ou sur une chaise à l’ombre d’un platane mais toujours bien en évidence, exigence professionnelle oblige !
Durant 5 jours nous alignons 120 à 130 kilomètres en moyenne quotidienne pour arriver en vallée d’Aoste. Lors d’une pause boisson à un café je range ma monture derrière une Fiat garée devant l’entrée, 5 minutes plus tard la conductrice italienne trouve le moyen de faire marche-arrière pour tamponner mon vélo et le faire tomber, écrasant mon compteur kilométrique qui est dans le choc remis à zéro….je perds ainsi les 8,750 kilomètres assimilé digitalement durant plus de 4 mois…j’enrage mais ce voyage m’a apporté un brin de sagesse supplémentaire, je repars le poing fermé et les dents serrées ! Mais tout de même, quelle conne !!!
D’Aoste nous entamons le col du Grand Saint Bernard, l’avant dernier digne de ce nom et que je dois gravir pour terminer ce périple en beauté. Dans un lancinent balais motorisé, les cylindrées BMW, les camping-cars allemands et italiens, les Citroën familiales françaises et autres véhicules de toute l’Europe nous rattrapent, nous dépassant avec parfois quelques encouragements à l’envolée, par la fenêtre. Arrivés au sommet Aaron et moi nous plions à la photo de rigueur avant de nous jeter dans une descente magnifique, à fond les manettes jusqu’à Martigny, notre étape Suisse, que nous atteignons vers 19h30. L’arrivée est proche, je reconnais certains coins que je côtoie depuis toujours. Mon frère Florent qui rentre de Zurich en voiture vient diner avec nous et le lendemain matin nous entamons le col de la Forclaz sous un cagnard douloureux pour nous grimpeurs mais certainement optimal pour les vignobles de vins suisses qui encadre la montée. Plus tard après avoir franchi la Forclaz j’aperçois mon père, mon plus grand fan (en âge !) dans cette aventure, il vient au volant de sa voiture en reconnaissance et coordonner sans doute mon arrivée. Il nous suit à distance, nous franchissons la frontière franco-suisse du Chatelard ensemble et puis me voici enfin en France, ému, et là, mes jambes me quittent…la force ma lâche quelques instants bien qu’il nous reste encore quelques kilomètres jusqu’au col des Montets, en pente douce. J’ai un peu le traque, je m’arrête pour appeler Hui Hui quelques minutes et partager avec elle ma pré-arrivée argentiéroise, puis je continue, Aaron qui me devançait la plupart du temps me laisse ouvrir, nous sommes à 500 mètres du col des Montets d’où il ne me restera que quelques kilomètres en descente jusqu’à notre chalet familiale, 400 mètres, 300 mètres quand tout à coup deux autres cyclistes nous rattrapent, Patrick notre médecin de famille et Marco Serrell un voisin viennent nous faire la surprise en arrivant en douce, on se marre et continuons, de loin j’aperçois Papa puis une fois arrivée c’est ma sœur Mélanie (en ceinte !), mon frère, ma marraine Dady, mon oncle Nono, Vince le tadjik et sa femme Sandy qui attendent en applaudissant…nous nous arrêtons quelques instants. Papa conduit toute cette charmante troupe, il repart avec les voitures tandis que nous, les cyclistes attendons et 10 minutes plus tard nous entamons notre descente jusqu’au village. Vince me devance avec un drapeau tadjike flottant au vent puis il me cède la première place. Je traverse le village, dans la grande rue, Madame de la charcuterie d’Argentière est sorti de sa boutique avec une collègue pour saluer notre passage, plus que quelques centaines de mètres, j’aperçois des silhouettes vers l’entrée du hameau, je prends un dernier virage sur la gauche et là, devant notre chalet, des dizaines de personnes tous en tee-shirts blancs marqués de mon site internet « www.ambroise-baz.com » applaudissent, je stoppe devant ma mère, pleurniche dans ses bras, j’aimerais que Hui Hui soit là également. Puis je salue les amis, cousins, tantes, marraine, amis d’Aaron et même une journaliste du Dauphiné, Nadine, venue m’interviewer! La grande classe !
Argentière n’est que l’arrivée en grandes pompes, car la vallée de Chamonix me berce depuis toujours néanmoins j’irai jusqu’à Lyon, ma destination finale, durant 2 ou 3 jours et quelques 250 derniers kilomètres français.
Collonges au Mont D’or, le 28 Août.
Mardi dernier mon cher Papa m’a conduit jusqu’à Sallanches d’où j’enfourchais une dernière fois mon vélo pour avaler les derniers 250 kilomètres restants jusqu’à Lyon. En passant j’ai rendu visite à Vince qui travaille dans la vallée, nous avons déjeuné ensemble accompagnés d’un de ses potes et de son beau-père qui voyage souvent en Afrique à moto et souhaite réaliser un Passy-Shanghai en BMW GS 1200 l’an prochain…belle tentation!
La France, mon beau pays! Me voici sur ses nationales : ces routes de velours et leur signalétique irréprochable. Tout est nickel, je passe La Roche-sur-Forons et m’arrête dans un bled pour avaler un Schweppes accoudé au bar d’un café le long de la route, vestige du passé glorieux des nationales mais désormais concurrencé par les courte-pailles des autoroutes et autres stations d’essence des voies géantes à péage. Plus tard je passe le col des Evires, à 820 mètres, j’en bave un peu car depuis Chamonix mes jambes m’ont abandonné, lâchement, sans prévenir comme si la fin du voyage était à Argentière et que le France, déjà, leur insufflait une âme de gréviste. Vers le sommet du col je m’arrête à un autre troquet, le tenancier, un homme d’une soixantaine d’années me décapsule un coca-cola et m’interroge : d’où viens-tu ? Ou vas-tu ? Au départ il n’en croit pas un mot, puis notre conversation est interrompue par deux routiers des Transports Mermet qui viennent prendre un café. Le cafetier leur raconte mon histoire, un peu gêné je réponds à leur question et leur décrit la gueule des camions croisé aux Turkménistan, au Tadjikistan, en Turquie et en Ouzbékistan.
Je reprends de la selle et file en direction d’Aix Les bains, le route est vallonnée et sinueuse, j’ai presque fait 100 bornes dans l’après-midi, j’arrive à Albens ou je repère un camping grâce à ses panneaux annonciateurs. Après maintes tentatives infructueuses auprès de quelques maisons d’hôtes hors de prix, je suis finalement ravi de passer ma dernière nuit de trip sous la tente et pour 7,80 euros la nuit! La dame du camping est à la fois charmante et autoritaire, elle me donne en 30 secondes chronométrées toutes les instructions nécessaires : « les WC se trouve là, les douches ici, éteignez les lumières après chaque passage dans les parties communes, planter votre tente plutôt par-là, entre la Citroën et le platane, si vous sortez ce soir sachez que nous fermons le portail après 23h etc.… » Je ne moufte pas et l’écoute, fatigué, avec une seule envie, planter ma tente et m’y endormir sous les crissements des criquets savoyards.
C’est la première fois que je plante la tante dans un camping français depuis au moins une douzaine d’années. C’est marrant je trouve, non loin de moi et alors que j’installe mon campement, un homme français d’une bonne soixantaine d’années termine son diner, accoudé à sa table en formica, sa caravane dans le dos et sa femme à l’intérieur y préparant du café. Il m’observe m’afférer, du coin de l’œil je les ausculte brièvement à mon tour et me dis que sa femme doit certainement s’appeler Simone…elle a tout de nos « Simone » françaises : la blouse d’été, les cheveux en permanente, des lunettes carrées, le gras des bras qui pendent un peu mais pas trop, aux pieds elle porte un modèle de tatanes-sandales en liège, très laides mais sans doute très adéquates pour le camping…bref, la femme pratique. Leur Citroën XM immatriculée dans le 88 est garée derrière la caravane, l’homme parait comblé, sa bedaine reppue recouverte d'un polo a rayures mais il est curieux à la fois, car je suis le seul ahuris à dormir dans une tente ce soir-là. C’est la fin de la saison, le camping s’être considérablement vidé ces derniers jours, seule une dizaine de campements demeurent, je suis l’intrus de service avec ma tente orange et mon vélo noir des pistes tadjikes.
Je dors comme une pierre et traine dans mon sac de couchage entre 7 et 8 heures le lendemain matin avec de la musique sur les oreilles. En partant je petit déjeune sur la place du village d’un croissant et pains au chocolat accompagnés d’un jus d’orange, assis sur un banc publique face à l’église. J’entame ensuite ma dernière journée de vélo, contournant le lac d’Aix les Bains, attaquant le col du Chat ou je rencontre un couple de cyclistes avec qui je discute durant l’ascension. Je prends une pause à Yenne pour casser la croûte, ma première bavette de viande rouge depuis 5 mois.
En fin d’après-midi alors que je m’approche de Lyon, je prends deux orages dans la gueule, tant bien que mal je m’abrite sous des arbres du talus et attends enveloppé de ma veste en goretex rouge. La pluie s’affine, les éclairs passent, je peux reprendre mes coups de pédales : Crémieux, Bron, Mont Luc, je file droit puis aperçois au loin la basilique de Fourvière plantée sur sa colline. Enfin je touche le centre-ville, passe les universités et m’arrête à un feu rouge avant de traverser le Rhône, la place Bellecour, la place Antonin Gourgu (mon arrière-arrière-arrière….grand-père) et suivre ensuite les quais de Saône jusqu’à Collonges. En passant au pied de chez Mélanie et Aaron dans le quartier de Vaise, je croise par hasard ma sœur à qui je claque la bise en saluant Aaron sur son balcon avant de poursuivre. Les derniers kilomètres, les dernières centaines de mètres, les dernières minutes, la dernière côte avant le Vergoin et la pancarte de Collonges au Mont d’Or vers laquelle j’aperçois Papa armé de son mini Canon S95 numérique, prêt pour les dernières photos. Je ne réalise rien, tout se fait dans la simplicité et l’évidence d’une fin de voyage, devant le portail Maman m’attends, je l’embrasse puis nous débouchons une totoche de champagne rosé avant de diner tous les trois. Là aussi, Hui Hui me manque cruellement, elle n’arrivera à Paris qu’en Octobre…mais que la vie est belle, quelle chance j’ai de pouvoir voyager, d’être en bonne santé et d’avoir un pré-carré familiale top de chez TOP. Dans ma chambre de gamin, je retrouve mon lit, mes photos des années étudiantes, ma batterie, mes vieux appareils photos, mes bouddhas flanqués sur mes étagères et mes bouquins. Je me couche satisfait, pensant déjà à une foule de détails pratique concernant mon atterrissage français et ce retour à la vie sédentaire.
Collonges au Mont D’Or, le 30 Août:
Ce voyage a été une aventure à la fois intérieure et extérieure.
Intérieur car les semaines et les mois de solitude m’ont beaucoup apporté sur le plan mental, me permettant de développer ma ténacité et ne pas abandonner physiquement. Je ne me suis jamais considéré comme un véritable sportif, mon grand corps, mes os lourds et ma masse musculaire peu abondante n’aidant en rien à la performance. Tout est en fait dans la tête, car j’avance dans ma vie dopé par mes rêves que je souhaite réalisables si je décide à un moment de leur donner priorité. Pas une seule fois je n’ai souhaité abandonner, j’avais trop visualisé ce voyage, j’en avais trop rêvé, je l’avais trop préparé durant de longues soirées d’hiver à Shanghai et pendant mes week-ends. Il n’y avait donc aucune place de faite pour un échec potentiel, un incident ou quoi que ce soit qui viendrait entraver ma route. Ma détermination est resté systématiquement intacte même dans les moments difficiles, seul mon corps était parfois fatigué, criant à l’aide et au repos.
Intérieure aussi parce que la solitude des grands espace aide à se recentrer sur soi-même, être claire voyant, trouver des réponses. Un an avant de quitter Shanghai j’ai rencontré Hui Hui, à mes yeux une belle brune de bonne taille et au caractère bien trempé, comme il me le faudrait. Très vite notre relation est allée bon train, tout en lui expliquant que ce voyage à vélo était vital pour ma sérénité future. Hui Hui a respecté mon choix tout en acceptant de me suivre à Paris par la suite. Je pensais avoir besoin d’encore un ou deux ans pour me décider quand à notre avenir mais une fois Kashgar atteinte au bout de 4200 kilomètres, tout était clair, l’évidence imperturbable : c’est Elle et pas une autre. Au bord du lac Karakul et par un vent glacial à 3,800 mètres, je demandais à Hui Hui de m’épouser.
Extérieur car avec Benjamin, Vincent, Jeff puis Aaron j’ai eu successivement des partenaires idéaux. Chacun d’entre eux, à leur manière, s’infiltrait dans mon quotidien, discrètement, me laissant maître d’œuvre tout en prenant le leadership des cartes et de notre orientation pour me donner un peu de repos du « suiveur » et pédaler plus sereinement. Benjamin, au mandarin fluide (et non taillé en pièces comme le mien !) toujours à l’écoute et grand sage du deux-roues m’a donné de multiples conseils pratiques durant les 1000 premiers kilomètres. Vincent, armé d’une âme de montagnard qui ne fait jamais demi-tour fut le partenaire idéale pour affronter les cols tadjikes et les coups de froids de la route des Pamirs. Jeff avec son sourire coquin, son besoin de changement d’air et bilingue en allemand fut le coéquipier parfait pour la Turquie, vaste contrée ou de toute évidence seul la langue de Mozart est parlée après le Turque, bien avant l’anglais. Et puis Aaron, le meilleur des beaux-frères, un vrai faux californien parlant allemand, espagnole et français, se démerdant mieux que moi avec les italiens su rendre la fin de mon voyage tout simplement joviale et agréable malgré les méandres du réseau routier italiens.
Extérieur toujours car au-delà des paysages, des nuits sous la tente, chez l’habitant ou dans des hôtels pourris, extravagants ou correctes, ce sont les femmes, les hommes, les gamins et les vieillards de Chine, du Kirghizstan, du Tadjikistan, d’Ouzbékistan, du Turkménistan, d’Azerbaïdjan, de Géorgie, de Turquie et ensuite d’Europe qui marquèrent chaque instants vécus. Toute personne abordée avec le sourire vous répondra avec courtoisie et politesse…à quelques exceptions près, souvent en uniformes. Hors mis les chiens tibétains fonceurs qui en voulaient a mes mollets, jamais je n’ai été agressé, abordé mal poliment ou victime de comportement irrespectueux. Les pays et régions musulmans sont les plus accueillants, les pays slaves sont discrets et parfois indifférents, la Chine est réservée mais paradoxalement toujours très curieuse.
J’ai globalement pédalé contre les vents, on m’avait averti du contraire mais force était de constater, au fil des deux premiers mois en Chine que tous les courants d’airs étaient contre moi…je n’ai du reste que croisé des cycliste et non été rattrapé ou dépassé par mes confrères…les vents dominants au sol, sont donc bien d’Ouest. Je le certifie!
Ce périple fut également le voyages des extrêmes, durant 5 mois j’ai pris dans la figure des températures négatives frôlant les -10 degrés au Kirghizstan, relevé des pics à 44 degrés en plein soleil turkmène, combattu et souvent abdiqué face à des vents d’une force extraordinaire dans le Xinjiang chinois, vaincu lentement des cols à plus de 4,400 mètres au Tadjikistan, transpiré des centaines de litres de flotte salée, bu des centaines de litres de soda et d’eau fraiche quand je n’étais pas contraint à boire mes gourdes d’eau chaude.
Rien de grave n’est arrivé à ma santé, mises à part:
- 1 crève fulgurante dans le Gansu, proche du Tibet, qui me cloua une nuit au lit, ma température fleurtant avec les 39,5 degrés de fièvre. Sans doute due à un coup de froid couplé à la montée d’adrénaline que j’ai eu suite à l’attaque des monstres chiens tibétains.
- 4 ou 5 fois la courante par infections alimentaires bégnines : mauvaise viande, légumes mal lavés.
- 1 épididymite : inflammation que seuls les hommes peuvent attraper quelque part sur les bijoux de familles, je vous passe les détails, un truc de cycliste assez douloureux.
- 1 furoncle récalcitrant sur le haut de la cuisse qui est apparût près de 18 fois en 5 mois.
- des coups de soleil, des courbatures, des maux de tête et grandes fatigues en altitude.
J’ai une chance folle d’être né français, d’appartenir au village-planète, de pouvoir voyager ou bon me semble, par plaisir et non parce que je fuis une guerre, un régime autoritaire ou un désastre écologique. Internet est un compagnon sensationnel pour partager, rester en contact avec son amoureuse ou prendre des nouvelles du monde. Notre époque est rendue passionnante en grande partie grâce à cet outil surpuissant car il ouvre librement sur le reste du monde à quiconque s’y connecte.
Arrivée en Europe, j’apprécie son confort, la qualité de sa vie politique et sociale, la courtoisie de ses peuples slovènes, italiens et français. La France est un cocon de vie dont la qualité est en bien des points nettement supérieures à la plupart des pays de notre planète bleue. On ne devrait pas avoir le droit de s’indigner de la France mais simplement de se retrousser les manches et d’accepter que l’Etat ne peut pas tout quand dans la plupart des autres pays, il ne peut presque rien pour son peuple ou bien le méprise et l’écrase avec ses chars. A nous de nous retrousser les manches face aux défis de demain, aux coups francs venus de Chine, de Russie, d’Inde, de Turquie, d’Amérique et d’ailleurs. Restons pragmatique et terre à terre sans emballements intellectuels vers des pensées utopistes coupées de la réalité de ce monde multipolaire et en évolution permanente.
Merci Simone.